Qu’est-ce que l’eugénisme ? Le mot fut fréquemment brandi lors des débats relatifs à la loi de bioéthique par les fervents opposants à l’extension de l’assistance médicale à la procréation (AMP) mais aussi par les autorités sanitaires, pour refuser l’ouverture de certains actes en matière de dépistage préimplantatoire, de dépistage préconceptionnel, ou encore de diagnostic prénatal.
« Lourdement chargée d’histoire et de traumatismes, la référence à l’eugénisme participe cependant davantage à bloquer le débat qu’à le favoriser », cingle le Comité consultatif national d’éthique dans son avis 138, adopté en mai 2021 mais rendu public seulement ce 16 février, au titre évocateur : « Eugénisme, de quoi parle-t-on ? » Il y propose une définition, et montre en quoi les pratiques taxées d’eugéniques ne le sont pas, stricto sensu : ce qui, loin de nous conduire à l’insouciance, permet de mieux identifier les risques qu’elles portent.
Une définition héritée de l’histoire
« L’eugénisme n’est pas le nom d’un concept scientifique ou philosophique, mais le fruit d’une réalité historique sinueuse », rappelait le philosophe des sciences Jean Gayon dès 1999. En retraçant l’histoire du mot, avant même sa création au XIXe siècle et jusqu’au procès de Nuremberg en 1946, le groupe de travail* s’attache à en livrer une définition précise : « l’eugénisme consiste en une recherche d’amélioration de l’espèce humaine, au moyen de procédés de sélection d’individus soutenue par une politique d’État coercitive ». Soit trois éléments dont la coexistence est indispensable, mais n'a jamais été observée en France (contrairement à certains pays scandinaves, aux États-Unis ou à l'Allemagne). « L'échec des prétentions eugénistes en France (dans les années 1940, NDLR) s’explique notamment par la forte représentation des médecins dans le mouvement eugéniste français qui (...) ne perdaient pas de vue leur attachement à la pratique libérale de leur profession et à leur déontologie qui leur confère un rôle fondamental d’assistance aux souffrants », lit-on.
L'eugénisme n'a pas davantage pris corps dans la société française aujourd'hui que par le passé, comme le montre le CCNE tout au long de son avis, en passant en revue chacun des domaines où existent des inquiétudes. À commencer par « l'eugénisme privé » : des parents qui recourraient à des techniques médicales pour éviter d’éventuels handicaps ou maladies ne sauraient être accusés d’eugénisme, car ils ne visent pas l’amélioration de l’espèce, ni ne recourent à la contrainte.
La médecine reproductive n’est pas de l’eugénisme
Le CCNE considère aussi comme impropre de parler d'eugénisme en matière de médecine reproductive, ne serait-ce que parce que les pratiques, encadrées par la loi et non objet d'une politique coercitive, ne visent pas à remettre pas en cause « l’intégrité de l’espèce » et n’enfreignent pas l’interdit de la transmission à la descendance de caractères génétiques modifiés.
Par exemple, l'extension du diagnostic préimplantatoire (DPI) aux aneuploïdies, finalement exclu de la loi de bioéthique (contre l'avis des sociétés savantes et… du CCNE), n’est pas motivée par la sélection d’embryons plus désirables que d’autres, mais par la sélection d’embryons plus viables. Le recours à davantage d'échographies que les trois recommandées répond, pour les parents, à la volonté de rencontrer leur enfant, et pour les médecins, à un éventuel traitement du fœtus in utero.
La pression sociale de l'uniformisation à contrer
S'il est injuste de parler d'eugénisme, il ne faut pas pour autant nier une pression sociétale insidieuse en faveur d'une certaine uniformisation, qui s'exprime par exemple dans le fait que le diagnostic prénatal de trisomie 21 aboutisse dans plus de 95 % des cas à une IVG. « Comment garantir que l'élimination de certains embryons suite à un DPI ou une IMG n’aboutisse à l’élimination préventive de futurs individus considérés comme « indésirables » dans une société de la performance et de l’efficacité ? », questionne l'avis.
Le CCNE insiste sur l'importance de l'information à donner aux parents pour qu'il y ait un consentement vraiment libre. Concrètement, il recommande de financer la recherche sur les pathologies accessibles au diagnostic anténatal dans l’espoir d’identifier des marqueurs prédictifs de leur gravité et de développer des thérapies, de renforcer l'accompagnement des enfants et familles, d'augmenter le nombre d’infrastructures pour accueillir les personnes handicapées, et de promouvoir dès le plus jeune âge des enseignements qui valorise la diversité.
Le Comité appelle aussi à cultiver une éthique de l'annonce, en particulier à la suite d'un dépistage prénatal. Celle-ci doit reposer sur la pluralité des options, la neutralité (envisager une IMG peut produire un effet incitatif), et une temporalité qui permette une réflexion non contrainte.
Une médecine du futur à encadrer
Le CCNE dissipe encore les fantasmes d'eugénisme à l'égard de la médecine du futur, tout en en cernant les risques réels. Le développement de la médecine génomique offre des « espoirs probants » en matière de thérapeutiques qui pourraient résoudre certains dilemmes éthiques en prénatal, considère le CCNE. Ainsi, des enfants pourraient venir au monde, porteurs de maladie grave, mais dont l'expression a été diminuée, voire réduite au silence.
En revanche, reprenant les conclusions de son avis 133, le CCNE dénonce un danger dans l'utilisation de ces techniques sur le génome des cellules germinales, avec possibilité d'une transmission des modifications génomiques à la descendance. « Le CCNE appelle non seulement à la prudence, mais également à l’humilité scientifique et philosophique face au très long et puissant processus de l’évolution », est-il écrit.
Quant au transhumanisme qui vise à l’amélioration de l’humain, il ne peut être assimilé à l'eugénisme, de par l'absence de transmissibilité à la descendance, analyse le comité. Mais en assignant des critères de performances au prototype d'homme ou de femme fantasmés, le transhumanisme n'en est pas moins l'une des variations modernes de la négation de la diversité de nos manières d'être humain. En conclusion, le CCNE appelle à débattre publiquement de la question : « Quelle humanité voulons-nous pour demain ? » (après le « Quel monde voulons-nous pour demain ? », qui a préfacé les États généraux de la bioéthique de 2018).
* Dont les rapporteures sont Marion Muller-Colard, théologienne protestante et Mounira Amor-Guéret, généticienne, directrice de recherche au CNRS.
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