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Dossier

Humanitaire : avis de gros temps pour les ONG

Par Christian Delahaye - Publié le 02/05/2019
Humanitaire : avis de gros temps pour les ONG

avion
BURGER/PHANIE

Deux rapports de Frontex (l’agence européenne de garde-frontières) avaient pointé en 2016 les liens pouvant rapprocher les opérations de sauvetage en Méditerranée centrale avec les trafics des réseaux criminel, faisant état d’une « aide involontaire ». Le gouvernement italien avait enfoncé le clou au sujet de « l’irresponsabilité des humanitaires ». Le ministre de l’Intérieur français a surenchéri lors de la conférence de presse des ministres de l’Intérieur du G7, le 7 avril : « des ONG ont pu se faire complices des passeurs, a-t-il accusé, dénonçant « une réelle collusion » entre associatifs et passeurs et assurant détenir les preuves de contacts téléphoniques entre les uns et les autres.

« Le cynisme de Castaner est sans précédent venant d’un responsable d’un État démocratique qui, par ses propos, nous criminalise et nous met en danger dans nos actions de solidarité, alors même que le gouvernement français est complice de fait avec les trafiquants d’êtres humains en Libye, déclare au Quotidien le président de MSF France, le Dr Mego Terzian. Il se livre sans fournir la moindre preuve à un mensonge purement électoraliste, pour faire de la lutte contre l’immigration un élément central de la campagne des européennes. » « La sortie de Castaner est absolument scandaleuse, elle attente à l’âme de l’humanitaire », s’indigne encore le Dr Jacques Bérès, l’un des fondateurs de MSF. « L’Union européenne n’est pas en position de donner des leçons, insiste cet autre ancien président de MSF, l’ancien ministre Xavier Emmanuelli, l’UE soutient une politique criminogène face aux réfugiés, tandis que les humanitaires sont fidèles à leur vocation et refusent de se coucher. » «Des suites judiciaires sont à l’étude pour répondre à ce coup de bluff irresponsable et grave », annonce le Dr Rony Brauman (MSF), alors que le Dr Philippe de Botton, président de Médecins du monde (MdM), réplique que « si collusion il y a avec les trafiquants en Méditerranée, c’est celle des garde-côtes libyens qui doit être dénoncée. »

Circonstance aggravante.

Dans l’histoire humanitaire, les gouvernements ont régulièrement tenté de déstabiliser les ONG. « Que ce soit pour l’accueil des Roms, la distribution de seringues, ou aujourd’hui pour les migrants de Méditerranée, ils n’acceptent pas que nos interventions mettent en tension leurs politiques », remarque le Dr Pierre Micheletti, vice-président d’Action contre la faim (ACF). Mais il y a une circonstance aggravante : « Il y a juste 40 ans, lors de l’épopée de l’île de Lumière, le bâtiment affrété en mer Chine pour sauver les Boat People, rappelle le Pr Alain Deloche, fondateur de la Chaîne de l’espoir, nous avions bénéficié du soutien de l’opinion, alors qu’aujourd’hui se fait jour un terrible mouvement de rejet des réfugiés. »

Justement, c’est la pression de l’opinion qui inquiète Pauline Chetcuti, chef de file de la commission humanitaire de Coordination SUD (Solidarité urgence développement), car « elle constitue une tendance lourde qui conteste le principe de notre neutralité et entrave les programmes au Yémen, au Nigéria ou en Syrie. Et en Méditerranée. »

Sur-catastrophes humanitaires.

Le sans-frontiérisme n’est pas lui-même exempt de reproches. En 2004, après le tsunami du Sri Lanka, le débarquement de milliers de secouristes inexpérimentés avait provoqué un vrai chaos sanitaire, alors que, par lui-même, le pays disposait des moyens de répondre à l’urgence médicale. L’aide humanitaire fut alors un facteur aggravant.

2010, le séisme qui a dévasté Haïti faisant des dizaines de milliers de morts, a fait déferler sur l’île une véritable armada d’ONG à la rescousse de services de santé ruinés, avec un flux continu de milliers d’expatriés. Or, cette présence internationale, après avoir sauvé des vies, a provoqué des conséquences involontaires : la prolifération des services de soins humanitaires gratuits a entraîné la fermeture des hôpitaux et des cliniques dont le fonctionnement reposait sur les paiements des usagers. Une sur-castastrophe pour les Caraïbes.

Les leçons ont porté. En 2018, après le tremblement de terre et le tsunami d’Indonésie, le gouvernement a carrément refusé toute assistance humanitaire, renvoyant les associatifs chez eux, avec leurs stocks de médicaments. Djakarta voulait prévenir « la catastrophe dans la catastrophe que représentait l’intrusion humanitaire », selon l’expression de Rony Brauman.

Le plus souvent, ce sont les affrontements politiques locaux qui entravent, malgré l’urgence, les interventions de solidarité, comme on vient de le constater au Venezuela : alors que plusieurs centaines de milliers d’habitants risquent la mort faute de médicaments, l’humanitaire est instrumentalisé par les deux parties en présence, gouvernement et opposants, les convois de médicaments et les visas des équipes sont bloqués.

Scandales des abus sexuels.

L’an dernier, les scandales à répétition liés à l’inconduite sexuelle de membres d’ONG ont créé une onde de choc internationale ; d’anciennes employées ont révélé les comportements déplacés de certains expatriés, en poste au Kenya, au Liberia et en Afrique centrale. Sont notamment éclaboussés Oxfam, Save the Children et MSF. De quoi ébranler la confiance du public ainsi que celle des bailleurs, avec des répercussions sur les budgets. « Ces scandales ont causé un choc immense qui rappelle terriblement à l’ordre les associations », commente Pauline Chetcuti. Gros temps, décidément, pour les humanitaires.

Christian Delahaye