Après l’enquête de Mediapart faisant état de possibles collusions entre de très hauts responsables des autorités de santé (intervenant dans l’autorisation de mise sur le marché et le remboursement) et des laboratoires entre la fin des années 90 et le début des années 2000, l’Agence nationale du médicament (ANSM) et la Haute autorité de santé (HAS), qui abritent aujourd’hui ces commissions décisionnaires, ont rapidement lancé des enquêtes internes et informé le procureur de la République des faits allégués.
Le parquet de Paris enquête, le gouvernement renforce la transparence
Le Dr Dominique Martin, actuel directeur général de l’ANSM, prend l’affaire très au sérieux : « Si les faits étaient avérés, on serait dans le trafic d’influence », explique-t-il au « Quotidien ». Le 9 avril, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire pour prise illégale d’intérêts. Marisol Touraine a évoqué des faits d’une « extrême gravité », s’ils se confirment.
L’affaire n’est pas isolée. Le 9 avril, le président du Comité économique des produits de santé (CEPS), Dominique Giorgi, a demandé au Pr François Lhoste, qui participait aux travaux du CEPS, de cesser cette collaboration après des révélations sur les liens d’intérêt qu’il entretenait avec Servier.
Volet judiciaire, volet politique : le gouvernement, à la faveur de la loi de santé, vient de durcir la législation sur la transparence des liens d’intérêt. Un article oblige les membres des instances collégiales des agences sanitaires, et l’ensemble des experts de ces mêmes agences, à déclarer les rémunérations perçues au titre de leurs liens d’intérêt. Il contraint par ailleurs les laboratoires et professionnels de santé à rendre publics les montants financiers de toutes les conventions signées (voir page 2).
Aréopage
Les révélations de Mediapart ont fait l’effet d’une bombe dans le secteur. Le Pr Gilles Bouvenot (président de la commission de la transparence entre 2003 et 2014), le Dr Bernard Avouac (de 1989 à 1998) et d’autres experts (le Pr Jean-Pierre Reynier, le Pr Christian Jacquot et le Dr Renée-Liliane Dreiser) sont accusés d’avoir constitué un « petit groupe d’amis » qui aurait organisé des réunions discrètes, généralement à Marseille, avec des laboratoires en amont de décisions à prendre les concernant, tirant des rémunérations substantielles de ces conseils. Sans que ces liens apparaissent dans leur déclaration d’intérêt, et sans que cette situation les empêche de siéger en commission lorsqu’une décision concernant un de ces laboratoires devait être prise.
Pourtant, assure au « Quotidien » le Pr Jean-François Bergmann, vice-président de la commission de la transparence de 1996 à 2000, puis vice-président de la commission d’AMM de 2002 à 2012, « déjà à l’époque, on devait quitter la salle d’une commission en cas de lien avec un médicament ».
Rumeurs
Parmi les nombreux experts du secteur du médicament que « le Quotidien » a interrogés ces derniers jours, plusieurs font état de « rumeurs » depuis des années, mais personne pour confirmer explicitement les réunions dans ces hôtels marseillais et surtout les « enveloppes d’argent liquide » remises par ces labos aux praticiens/experts influents, selon les témoignages concordants recueillis par Mediapart (et qui n’ont pas été démentis). Malgré les responsabilités qu’il a occupées, le Pr Bergmann se dit surpris. « Franchement, je n’en avais jamais entendu parler, je pense que ce cercle d’amis existait vraiment, il y a suffisamment d’indices, mais on en était ou pas ».
Même prudence chez le Pr Jean Doucet, ancien membre de la commission d’AMM de 2002 à 2011. « J’ai travaillé avec Gilles Bouvenot, confie-t-il au « Quotidien », j’ai pour lui un a priori favorable, il a toujours été indépendant vis-à-vis des labos ». Mais il reconnaît avoir été « secoué » par l’enquête : « Pourquoi ces réunions, si elles ont eu lieu et s’il n’y avait rien à cacher, ne se tenaient-elles pas au siège de l’Agence ?».
D’autres se déclarent moins étonnés. Pour ce praticien introduit à l’ANSM, « de nombreuses rumeurs circulaient sur ces liens cachés ». Un autre expert du secteur pose la question de la durée extrêmement longue des mandats : « Rester onze ans à la tête d’une commission, ça crée des amitiés, des obligés ». Pour lui, si ce groupe d’amis ne promettait rien aux labos, « il devait leur donner les clés pour présenter un dossier sous son meilleur jour ».
Des faits banals ?
Tel autre témoin, très au fait du circuit du médicament, se veut plus direct. « Quand je vois tout le monde faire semblant de tomber de sa chaise, ça m’amuse », assure-t-il. Il pense même avoir été à l’origine de la rencontre, relatée par Mediapart, entre un patron de laboratoire et le fameux groupe d’amis, qui lui aurait demandé de l’argent. « Il voulait rencontrer Bouvenot, et je lui ai conseillé de passer par Bernard Avouac », confie-t-il au « Quotidien ». Peu de temps après, le patron du laboratoire le rappelle. « Il m’a dit que cette rencontre l’avait mis dans une situation impossible. J’ai préféré ne pas poser de question ».
Bernard Dalbergue, ancien cadre de l’industrie pharmaceutique, avait raconté en 2014 dans un livre (*) comment son laboratoire avait, selon lui, rémunéré des membres de la commission d’AMM. Selon son éditeur, Bernard Dalbergue est parti vivre en Australie.
À la recherche des experts introuvables
Une fois achevé les audits internes, les agences sanitaires envisagent de revoir leur fonctionnement.
La HAS veut s’assurer que les médicaments visés par l’enquête de Mediapart ont reçu un traitement normal lors de leur réévaluation (qui a lieu tous les 5 ans) par la commission de la transparence. Instruction des dossiers, enregistrement des réunions, rédaction des comptes rendus, déclaration des liens d’intérêt, décompte des voix, tout sera passé au crible. Un haut responsable de la HAS confie son sentiment impuissance. « Nous n’avons pas le pouvoir de vérifier l’exactitude des déclarations d’intérêt. Si l’audit révèle des faiblesses, il faudra revoir nos procédures internes ».
Avec le risque qu’un durcissement extrême des règles complique davantage encore le recrutement des experts sanitaires externes. La quadrature du cercle...
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