LA QUERELLE des manuels scolaires de biologie, qui intégraient en septembre un chapitre intitulé « devenir homme ou femme », aurait pu être l’occasion d’une réflexion scientifique et philosophique sur le genre en France. L’intervention de la direction de l’enseignement catholique, relayée par 80 députés UMP qui ont demandé le retrait pur et simple de ce chapitre, et la fin de non-recevoir du ministre de l’éducation, Luc Chatel, ont tué le débat dans l’œuf. Des sociologues, comme Éric Fassin, des neurobiologistes, comme Catherine Vidal, ont pourtant publié des tribunes dénonçant la confusion entre genre et sexualité. Le corps médical a, au contraire, gardé le silence. Symptôme d’un manque de sensibilisation des médecins à une approche genrée ?
Un être affaibli par ses menstrues.
« La médecine n’a pas du tout été pionnière dans la prise en compte du genre », avance Ilana Löwy, historienne spécialisée dans la médecine, les sciences biomédicales et le genre, directrice de recherche à l’INSERM. Historiquement, les médecins portent une grande part de responsabilité dans la réduction de la femme à son sexe biologique. Dès la fin du XVIIIe siècle, rompant avec la théorie hippocratique qui affirme l’existence d’un unique sexe, ils postulent une distinction essentielle entre les appareils génitaux des hommes et des femmes. « C’était inédit de rattacher par nature les femmes à leur utérus ; cela rendait impossible toute remise en cause », corrobore Delphine Gardey, historienne et directrice des études de genre à l’université de Genève. « Par nature », la femme est un être débile et affaibli par ses menstrues : la médecine devient un outil parmi d’autres pour légitimer l’infériorisation sociale des femmes.
Les médecins n’ont ensuite eu de cesse de désigner la différence entre « l’homme et la femme ». À mesure que progressaient les sciences au XIX et XXe siècle, « les médecins et biologistes sont passés de l’enveloppe corporelle, au crâne, à l’hormone, au gène, à des sites toujours plus petits pour trouver une dichotomie irréductible », analyse Delphine Gardey.
Ce n’est que dans les années 1950 que le concept de genre fait son apparition dans le domaine de la santé, avec le sort réservé aux enfants « intersexes ». Les progrès techniques permettaient alors de fabriquer des hommes ou des femmes. « Le sexe biologique était devenu fluide », résume Ilana Löwy. « Mais que ressentent ces enfants indépendamment de leur anatomie », commence-t-on à se demander. Le psychologue John Money, à Baltimore, estimait que l’identité sexuelle est relativement plastique dans la petite enfance et se construit par un apprentissage social. En application de ces thèses, il réassigne, en 1966, l’enfant David Reimer, victime d’une circoncision ratée, en fille, incitant les parents à l’élever comme telle. La volonté de rectification de cet enfant, qui reprendra finalement son identité masculine, est évidente. Mais les féministes en retiennent l’idée que testicules et ovaires ne commandent pas inéluctablement les comportements individuels.
L’apparition des Gender Studies dans les années 1970 contribue au changement de paradigme. Le concept de genre, élaboré dès lors, loin de toute perspective hygiéniste, permet de penser les différences entre hommes et femmes dans la structuration sociale. Il sous-entend également que la construction sociale du sexe biologique s’est réalisée sous domination masculine.
Scientifiquement parlant, cela revient à considérer que les différences entre les hommes et les femmes s’étendent au-delà de leur système reproductif, ce que la neurobiologie a montré depuis une vingtaine d’années. « Les connaissances en neurosciences sur la plasticité cérébrale viennent confirmer et enrichir les recherches en sciences humaines en montrant que l’identité sexuée se construit par l’interaction de facteurs biologiques, sociaux et culturels », explique la neurobiologiste et directrice de recherches à l’institut Pasteur Catherine Vidal. À la naissance, le bébé ne connaît pas son sexe. Seulement 10 % de ses neurones sont reliés entre eux. La majorité des connexions se fabrique en relation avec l’environnement familial, social, culturel qui va contribuer à forger l’identité sexuée du petit enfant. « Grâce aux nouveaux outils de l’imagerie IRM, on a constaté que les différences entre les cerveaux de personnes d’un même sexe sont plus importantes que les différences entre les deux sexes », explique Catherine Vidal.
Ces recherches en neurobiologie ont ainsi rompu la tendance historique des scientifiques à vouloir retrouver la dichotomie masculin-féminin dans le plus petit matériau connu chez les humains. Les gènes ? « À notre connaissance, les gènes homéotiques, qui déterminent le plan d’organisation du cerveau, sont indépendants des chromosomes X et Y », répond Catherine Vidal. Les hormones ? « leur rôle est relatif car le développement du cortex cérébral chez les humains ne laisse aucun instinct s’exprimer à l’état brut », explique la neurobiologiste.
Au-delà des différences sexuelles.
Cela revient-il à annihiler toutes différences ? Au contraire, cela incite à penser la complexité au-delà des différences sexuelles. En médecine, plusieurs disciplines commencent à adopter une approche genrée, comme la santé publique, la médecine générale, la psychiatrie, l’épidémiologie. « En cardiologie, qui fut pionnière, l’approche genrée a conduit à changer les indications des traitements », souligne Ineke Klinge, professeur de gender medicine*. Les femmes, moins sujettes à des infarctus du myocarde, en mourraient relativement plus que les hommes : les médecins, convaincus que cette pathologie était davantage masculine, interprétaient moins bien les symptômes féminins et dispensaient un traitement inadapté.
« La priorité est désormais d’adopter une approche genrée dans les recherches pharmaceutiques », estime Ineke Klinge. Un moyen déguisé de revenir à la distinction homme femme ? « Au contraire, c’est remettre en cause l’étalon de l’homme blanc de 75 kg et prendre acte des différences entre les êtres humains dans les protocoles », souligne Delphine Gardey. Sans la grille du genre, des médicaments testés sur des hommes peuvent provoquer chez les femmes des arythmies ou des fractures des os, des domaines de recherches restent dans l’ombre (l’ostéoporose chez les hommes, les cancers autres que sein et utérus chez la femme), des produits sanitaires se révèlent inadaptés (des prothèses de genoux spécialement conçues pour les femmes sans prise en compte d’autres variables, comme le poids, la composition du corps, l’ethnie, sont inefficaces).
Chercheurs, médecins, infirmiers, spécialistes de la prévention, laboratoires pharmaceutiques et politiques de santé publique en France accusent à l’évidence un retard dans l’adoption du genre. Une gageure dans un pays, où, par tradition républicaine, l’attachement à l’égalité de principe s’articule encore mal avec la prise en compte des différences.
*Associate professor of gender medicine, co-director EU/US gendered innoations in science, health & medicine and engineering project, school Caphri, Dept HES, Faculty of health medicine and life sciences, maastricht University.
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