DANS LE SILLAGE des émissions de téléréalité qui se disputent les faveurs de l’Audimat en infligeant à leurs candidats toutes sortes de sévices, de l’exclusion à l’humiliation, en passant par l’obscénité, voici, mercredi en première partie de soirée, sur France 2, « La zone Xtrême. » La règle du jeu est calquée sur celle de l’expérience de Milgram, la télé en plus : un premier candidat, Jean-Paul, qui est en fait un comédien, est soumis à une batterie de questions ; sur le plateau, en présence de l’animatrice Tania Young et devant un public très remuant (une centaine de volontaires recrutés par une société spécialisée), un autre candidat lui applique une « punition » en cas de réponse erronée : une décharge électrique qui commence par à 80 volts et qui, par paliers successifs, monte en puissance jusqu’à atteindre 460 volts*.
Dans le rôle des questionneurs-punisseurs, la production a sélectionné 80 candidats issus des classes moyennes, des bac - 2 à bac +3, en bonne santé, hommes et femmes, appartenant à diverses catégories d’âge. Non pas un panel représentatif de la population française, comme dans un sondage, mais un échantillon obéissant aux critères scientifiques de Milgram (voir encadré), afin que les résultats puissent être comparés et éventuellement reproduits par la suite à l’identique, dans une ou deux décennies. Chacun d’eux a été reçu en compagnie de Jean-Paul par le producteur, qui lui a expliqué ce qu’il attendait de lui : participer à la mise au point d’un jeu, sans rien à gagner (sinon une indemnité de 40 euros). « J’appuierai sur le bouton en cas d’erreur », acquiesce, l’un des candidats, ajoutant avec un sourire, « Je suis le bourreau… C’est moi qui ai le beau rôle ! »
« Laissez moi partir, ça fait trop mal ! »
Huit cents heures de tournage ont été effectuées. Le faux candidat, Jean-Paul, enfermé dans une cellule capitonnée pour que les questionneurs ne le voient pas, fait entendre sa douleur. Il pousse d’abord des plaintes contenues. À 120 volts, il crie : « Ça fait mal ! ». À 160 volts, « Ça fait vraiment mal ! ». À 180 volts, il s’écrie : « Putain, j’arrête, ça me fait plus rire ». À partir de 200 volts, il hurle de douleur. À 260 volts, il supplie : « Arrêtez vos conneries, laissez moi partir, ça fait trop mal ! » À partir de 300 volts, il ne répond plus et cesse de donner signe de vie.
Sur le plateau, aidée par le public, qui scande à la demande « Punition, punition ! », l’animatrice répète ses injonctions : « Ne vous laissez pas impressionner, c’est à vous, continuez. La logique du jeu veut que vous continuiez. Nous assumons toutes les conséquences… »
Dans le concept élaboré pour l’expérience avec le concours de Jean-Léon Beauvois, chercheur en psychologie sociale, le candidat qui, à la 5e injonction de Tania Young, réitère son refus de continuer, est considéré comme désobéissant. Et le jeu s’arrête.
Ce sera le cas pour neuf candidats qui mettront fin à l’expérience entre 100 et 220 volts et sept autres qui l’interrompront entre 320 et 420 volts. Mais 81 % vont aller jusqu’au bout, contre 62 % lors de l’expérience de Milgram.
« Personne ne s’attendait à un score aussi élevé », commente le producteur, Christophe Nick, évoquant un score électrochoc. Menée en présence de psychologues, le débriefing complète le tableau : 70 % des questionneurs ont ri au moins une fois en entendant les cris de douleur de Jean-Paul. Les spécialistes notent que ce rire exécutoire est une manifestation incontrôlable qui permet au corps d’évacuer l’angoisse, indépendamment de la volonté. Dix-sept pour cent ont triché (par l’inflexion de la voix, ils ont tenté d’orienter vers la bonne réponse), ce qui représente une forme atténuée de désobéissance et contribue à la déculpabilisation des intéressés. Soixante-dix pour cent parlent tandis que Jean-Paul fait retentir ses cris de souffrance. « C’est une parfaite illustration de leur "état agentique", estime Jean-Léon Bauvois, cet état caractérisé par l’exécution des ordres, quitte à nier l’évidence pour éliminer toute raison objective de résister au nom de ses valeurs personnelles. »
Parmi les 16 résistants qui se dressent contre l’emprise du pouvoir télévisuel, Monica explique que lui sont revenues des images des camps de concentration : « C’est comme si, confie-t-elle, j’avais été aux côtés des médecins nazis pour actionner les manettes ».
Ces 16 rebelles sont des héros très minoritaires, dans l’immorale morale de ce « Jeu de la mort ». À tous les autres candidats, les producteurs et leurs conseillers psychologiques ont expliqué qu’ils n’étaient nullement en cause personnellement. Ils ne sont pas les bourreaux, mais les victimes de la redoutable emprise qu’exerce le système télévisuel, avec les dérives des chaînes commerciales et la mercantilisation croissante des télés privées. Somme toute des bourreaux normaux, Monsieur ou Madame Tout-le-monde joue à la gégène pour obéir à la télé. « On ne peut déterminer la frontière entre résistance et soumission sur le plan du principe », avait écrit dans sa prison Dietrich Bonhoeffer, lui-même résistant au nazisme exécuté à Buchenwald en 1945. En regardant « le Jeu de la mort », le téléspectateur découvrira avec effroi de quel côté de cette frontière il risque en effet de se situer, non pas en principe, mais en téléréalité.
* Mercredi 17 mars, 20 h 35, France 2.
** À titre de référence, la chaise électrique, aux États-Unis, fait passer un courant de 4 000 volts.
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