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Dossier

À l'hôpital comme en ville

À la recherche du temps médical perdu

Par Christian Delahaye - Publié le 24/09/2018
À la recherche du temps médical perdu

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PHANIE

« Nous lançons l’alerte depuis une dizaine d’années sur l’épuisement professionnel des médecins, témoigne le Dr Dominique Braudin, coordinatrice de MOTS (Médecins organisation travail santé), créée en 2010 à Toulouse, l’une des dix associations régionales prenant en charge « les médecins qui courent en permanence après le temps et n’arrivent plus à gérer leur vie, professionnelle ou personnelle ; lorsque survient un incident de parcours médico-légal, une rupture familiale, un pépin financier, qu’ils soient libéraux ou qu’ils travaillent à l’hôpital ou en clinique, c’est absolument pareil, la machine se grippe et ils craquent. Dans 52 % des cas que nous analysons, c’est l’épuisement et la surcharge de travail, donc le manque de temps qui cause un retentissement psychique. »

« Avec des sollicitations permanentes, des tâches administratives excessives, des temps de pause insuffisants dans la journée, l’accumulation du travail en retard, le suivi des cas complexes, la surcharge de travail est bien le premier stresseur, confirme le psychologue Didier Truchot, pour l’association SPS (Soins aux professionnels de santé), le temps médical qui manque finit par conduire à l’épuisement. »

Le SEPS, syndrome d’épuisement professionnel des soignants, burn-out en anglais, gagne depuis plusieurs années, « sentiment de fatigue intense, de perte de contrôle et d’incapacité à aboutir des résultats concrets au travail », suivant la définition de l’OMS. Il est étroitement associé au contexte des déserts médicaux ainsi qu’au management hospitalier, avec l’envolée des nombres d’heures travaillées, confirmée études après études. En ville, 57 heures par semaine et jusqu’à 60 heures en zone rurale (DREES 2016, portrait des professionnels de santé), contre 48 heures en 1992 et 51 heures en 2000 (DREES 2001). À l’hôpital, 62 % des médecins déclarent manquer de temps pour accomplir toutes leurs tâches (enquête ODOXA – MNH de juin dernier) les PH travaillaient 56 heures en 1990 (enquête CNOM 1990). En 2013, la Commission européenne taclait la France pour infraction à la directive du temps de travail de 2003, pointant le non-respect des heures de repos après 24 heures consécutives de travail. Pour les internes, l’enquête de l’ISNI (Intersyndicat national des internes) relève en 2012 des temps de travail supérieurs à 60 heures. « Je bosse juste 70 heures par semaine et je prends qu’une partie de mes jours de repos et de compensation », témoigne Paul Delval, en troisième année d’internat au CH de Clamart.

La question pathogène de l’emploi du temps.

Or, les horaires à rallonge sont morbides. Et parfois ils sont mortifères : on compte 2,5 fois plus de suicides dans les professions médicales que dans la population générale. 45 tentatives d’autolyse chaque année en France, plus que chez les policiers ou les salariés de France Telecom (source association MOTS).

Mais plus pathogène que le nombre d’heures travaillées, c’est la question de l’emploi du temps que soulèvent l’ensemble des acteurs. « Le temps médical est de plus en plus bouffé », souligne le Dr Jean Thevenot, qui préside le PASS (programme aide-solidarité soignants). Grignoté de tous côtés. En libéral, 22 % des médecins tiennent eux-mêmes leur comptabilité (contre 54 % qui font appel à un comptable), 75 % gèrent eux-mêmes leurs rendez-vous, 14 % entretiennent eux-mêmes les sols de leurs locaux (selon la dernière enquête publiée, DREES 2016). Quelles que soient les études menées auprès des généralistes et des spécialistes, on comptabilise entre 4,5 et 6,5 heures d’activités administratives au cabinet. Sans oublier les tâches médicales supplémentaires non rémunérées : l’URPS d’île de France a ainsi comptabilisé 165 actes hebdomadaires effectués chaque semaine au-delà de l’interrogatoire, de l’examen clinique, de l’éducation thérapeutique et de la prescription (46 tâches pour la prévention, 31 pour l’administration, 26 correspondances à un confrère, 20 rédactions de certificats hors motif de consultation et 12 ordonnances marquées en actes gratuits). Quant au téléphone, il sollicite en moyenne les Franciliens 7 heures hebdomadaires, un tiers pour les demandes de conseils ou d’avis sur des résultats d’examens et la moitié pour fixer des rendez-vous.

À l’hôpital, la clé du « management participatif »

À l’hôpital, « c’est l’organisation managériale des services, les relations entre médecins et avec les équipes soignantes qui compromet le temps médical et entretient la souffrance au travail », estime le Pr Philippe Colombat (CHU de Tours). Ce cancérologue qui a été récompensé en 2016 par le Trophée ESSEC de l’innovation managériale, milite depuis des années au sein de l’AFSOS (Association francophone des soins oncologiques de support) pour « une démarche participative reposant sur des temps d’écoute et d’échanges qui soutiennent la motivation des membres de l’équipe soignante et participent à faire converger avec méthode les expressions individuelles des soignants vers les choix collectifs du service ». C’est la clé de tout, explique-t-il, au terme d’une carrière hospitalo-universitaire menée au rythme de 70 à 80 heures par semaine, sans jamais, assure-t-il, souffrir de surmenage, ni de burn-out.

Le Pr Colombat a été nommé l’été dernier à la présidence de l’Observatoire national sur la qualité de vie au travail, un organisme paritaire composé d’experts (HAS, DGOS, ANACT, CNAM) et de diverses instances représentatives des personnels médicaux (Ordre, syndicats, chercheurs…), créé dans le cadre de la Stratégie nationale de santé et sous l’égide de la DGOS (direction générale de l’offre de soins). « Évidemment, la question du temps médical perdu et qu’il faut restituer, aussi bien en ville qu’à l’hôpital, est primordiale, reconnaît-il. Nous mettons en place des groupes de travail sur des divers thèmes (nouvelles technologies, restructuration,.) et dans chacun d’eux, le sujet de la charge de travail est très important, comme le souci de veiller à l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle ; nous allons rendre des recommandations en termes de quotas de temps répartis, promet-il, pour que les médecins soient des bons managers d’eux-mêmes et de leurs temps. Car tout médecin, quel que soit son mode d’exercice est appelé à être un manager. »

Ni les syndicats hospitaliers (SNAM-HP, INPH), ni les URML, et pas davantage l’Ordre ne manifestent d’enthousiasme devant « le risque de monter un nouveau mécano institutionnel », selon la formule Pr Sadek Beloucif. Pour sa part, le président l’Ordre, le Dr Patrick Bouet, impulse un nouveau dispositif, le PASS, qui s’attache à rester aussi concret et proche du terrain que possible, en fédérant les diverses associations régionales. En charge de l’entraide au CNOM, le Dr Jacques Morali souligne que « c’est bien la question du temps médical manquant qui aggrave tous les problèmes en multipliant les occasions d’erreurs et le sentiment de frustration jusqu’à l’épuisement émotionnel. Beaucoup de médecins débordés réagissent en travaillant encore davantage. Ils sont happés dans la spirale workaholic. Avec le PASS, nous souhaitons non seulement les accompagner et les traiter, mais aussi, à l’aide de plateformes régionales comme déjà en Bretagne et prochainement en Bourgogne et dans les Hauts de France, faire des bilans de prévention et du dépistage. »

« La France a 20 ans de retard sur le temps médical perdu », estime le Dr Morali. Mais la prise de conscience est aujourd’hui générale. La création de 4 000 assistants médicaux, le remboursement des consultations téléphoniques, la création de plateformes de dépistage confirment que les pouvoirs publics ont décidé de (ré) agir contre « le temps qui ronge et qui détruit tout », selon le mot d’ Ovide. Surtout quand il empêche les médecins de faire de la médecine.

Christian Delahaye