« Gestes barrières » : entre prévention raisonnable et utopie malsaine

Publié le 11/06/2021

Lorsque la proximité de deux êtres humains ou de deux communautés humaines entraîne un danger pour l’intégrité voire l’existence de l’un des deux, il est parfois indispensable et urgent qu’ils se séparent, se maintiennent à distance l’un de l’autre, et qu’eux-mêmes ou un tiers mandaté érigent des barrières psycho-affectives, morales, voire physiques mais toujours dans la légalité, pour assurer l’efficacité de cette mise à distance. La police et la justice la mettent en œuvre dans le cadre privé. Les instances politiques nationales ou internationales tentent de le faire dans le cadre public. Les failles de cette mise en œuvre se paient dramatiquement, par des féminicides par exemple dans la sphère privée, et par des génocides, par exemple dans le domaine politique.

C’est bien ce qui s’est joué au cours de la crise sanitaire dans la recommandation puis dans l’injonction de respecter des « gestes barrière », pour protéger l’autre comme soi-même, suite à l’irruption d’un « tiers viral » instigateur d’un « conflit d’intérêts » entre deux personnes dont la victime a le plus souvent été celui dont la santé était au préalable la plus fragile. Des faits brutaux de nature économique, politique, et parfois climatique, jouent au niveau collectif ce rôle de tiers générateur de nouveaux conflits d’intérêts dont la victime est toujours la communauté initialement la plus fragile, fragilité dès lors aggravée par l’émergence d’un surcroît d’injustice. Séparer préventivement ces communautés, ces personnes est une mesure conservatoire provisoire d’urgence indispensable. Ces barrières instaurées d’urgence ne sont pas neutres et ont un coût humain lourd : au cours de la crise sanitaire, les gestes barrières ont aggravé la solitude des personnes malades âgées ou endeuillées, la précarité les personnes socio économiquement défavorisées, la condition des enfants handicapés ou en échec scolaire.

L’instauration de barrières est une mesure conservatoire d’urgence qui n’a de sens que lorsqu’elle est transitoire. Pour annihiler durablement le conflit et le danger entre les deux protagonistes, il faudra de façon incontournable déconstruire ces barrières, souvent avec l’aide d’un tiers médiateur garant de la sécurité du dialogue et de la justice entre les deux parties. Maintenir inconsidérément ces barrières constitue une démission, un constat d’impuissance ou d’échec irresponsables, dont les deux protagonistes et surtout le plus vulnérable d’entre eux feront toujours les frais. Cette démission irresponsable conduit à l’émergence d’un dogme mortifère voire une utopie malsaine qui tendrait à nous faire croire que l’autre, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une collectivité, est toujours un risque, un danger dont il faut se préserver, qu’il faut éviter par principe. Il s’agit bien d’une utopie, « d’un idéal, d’une vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité ». Heureusement, notre vie quotidienne, notre condition humaine, nous apprennent jour après jour, de notre naissance à notre trépas, qu’il n’y a de vie qu’au risque de l’autre, à l’épreuve de la rencontre d’un individu, d’une communauté, radicalement différents. Cette utopie est malsaine dans le sens premier du terme, « mauvais pour la santé », puisqu’elle constitue un déni de notre humanité.

Antinomie éphémère

Il faut donc déconstruire cette utopie naissante à l’expérience des relations humaines individuelles et collectives : la pérennisation des dos qui se tournent, la consolidation des écrans, rideaux, murailles, finissent toujours par se payer au prix fort, même si ces murs tôt ou tard ne peuvent que s’écrouler. En géopolitique, le rideau de fer de la guerre froide, la communautarisation de la Bosnie ou du Rwanda, les honteux murs contemporains entre Israéliens et Palestiniens, Mexicains et Américains, Europe et continent africain, ne font qu’attiser les frustrations les convoitises et accroissent l’injustice et la violence, et font plus de victimes que les pandémies. Chaque crise, qu’elle soit de nature économique ou sanitaire, enrichit les plus riches et appauvrit les précaires. Les murs, inspirés parfois par les religions dans les cœurs, dans les âmes et dans les cités ont engendré, les guerres de religions au 16° siècle et la Saint Barthélemy, la construction du premier ghetto à Venise toujours au 16° siècle… et la Shoah trois siècles plus tard, et aujourd’hui les sanglants conflits entre Sunnites et Chiites. Au sein de la sphère privée et notamment des familles, les « dos qui se tournent » durablement, engendrent chagrin et blessure immenses, amertume et solitude profondes.

Début 2020, il était urgent d’ériger provisoirement des murs, d’adopter des gestes barrières, de masquer les humains voire de masquer l’Humain pour protéger l’humanité malgré elle. Aujourd’hui, il est urgent de dépister et tenter de compenser les effets pervers et délétères de ces gestes barrière, pourvoyeurs de violence d’inégalités et d’injustice, et qui ont lesté profondément les difficultés de communication entre les êtres et les communautés. Il est urgent de résister à la tentation rampante de proroger ces gestes barrières, tentation au nom de la sécurité d’un monde nouveau porteur d’une utopie malsaine, tentation au-delà de toute raison. Il faut déconstruire avec discernement et obstination ces murs que les gestes barrières ont gravés dans nos pratiques mais aussi nos cœurs et nos âmes. Il est urgent de réapprendre à s’approcher de l’autre, à s’exposer à lui, à l’écouter et le regarder, à lui tendre un sourire une main une joue. Il est urgent de recevoir sa joie, mais aussi sa faiblesse. Il faut réapprendre que prendre soin de l’autre, le protéger, ne peut se faire que dans le risque de l’autre, dans la proximité, et que les « gestes barrière » doivent rester une antinomie éphémère.

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Dr Bruno Jeandidier, Pédiatre, Hôpital Jean Verdier, Bondy (93)

Source : Le Quotidien du médecin