Avec la médecine personnalisée, le gold standard de l'étude randomisée contrôlée contre placebo ne suffira plus, comme c’est déjà le cas pour les maladies rares ou certains cancers. Intelligence artificielle (IA), jumeaux numériques et autres cohortes virtuelles apportent des solutions mais posent des défis techniques et réglementaires.
Les agences réglementaires sont confrontées à l’émergence de nouvelles méthodologies de recherche clinique, plus pertinentes, à l’heure de l’hyperpersonnalisation des traitements et de l’accélération du développement de nouveaux médicaments. C'est ce qui ressort d’une rencontre organisée, fin juin, au CHU de Lille par l’Agence de l’innovation en santé et le réseau F-Crin à la suite de groupes de travail dans le cadre de France 2030.
Le gold standard de l’étude randomisée contrôlée versus placebo est remis en question dans des cas de figure de plus en plus fréquents, quand les publics ciblés sont trop restreints. Pour Alexandre de La Volpilière, directeur général adjoint en charge des opérations de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), l’émergence de la médecine spécialisée oblige les agences sanitaires à revoir leur logiciel. « Pour optimiser la balance bénéfices-risques, on crée des groupes de patients de plus en plus comparables, mais aussi de plus en plus petits, explique-t-il. Nous allons devoir sortir de l'approche purement statistique et recueillir des données spécifiques à chaque groupe de patients, voire à chaque patient. »
Le recours aux contrôles externes
« Dans le cancer du poumon, beaucoup de mutations sont présentes chez moins de 5 % des patients, illustre Thomas Filleron, biostatisticien au cancéropôle Grand Sud-Ouest. Il faut se poser la question de la taille de la population contrôle quand seulement 500 des 10 000 patients de votre cohorte sont porteurs de la mutation ciblée », poursuit-il. Cet expert juge que les sources complémentaires doivent alors être appelées à la rescousse : données en vie réelle, cohortes historiques, voire données synthétiques. « De façon générale, il est possible d'inclure des contrôles externes pour réduire l’incertitude liée à des bras contrôles trop restreints, résume Thomas Filleron. Il commence à y avoir des recommandations internationales pour s’assurer de la fiabilité des protocoles, et un très grand nombre d’équipes de recherche en mathématiques et en méthodologie travaillent sur ces sujets. »
Une approche déjà largement employée est le recours à un design d'étude avec un seul bras traité qui est comparé à une cohorte historique. « Le mieux est que l’utilisation de cette cohorte historique soit prévue dès le début dans le protocole », poursuit Thomas Filleron. Mais de plus en plus de publications prônent un protocole hybride, mixant étude randomisée et contrôle externe. « Cela permet de randomiser moins de patients dans le bras contrôle tout en gardant une bonne quantité d’informations », explique Louise Baschet, directrice du département des méthodes avancées au sein de l’entreprise Horiana, spécialisée dans l’aide aux entreprises pharmaceutiques souhaitant mettre en place des études en vie réelle.
L'objectif peut aussi être de pouvoir vérifier certaines hypothèses issues du bras de contrôle historique. « On peut faire une première phase de l’essai en randomisé et s’en servir pour vérifier que la comparaison avec la cohorte historique est pertinente, explique Louise Baschet. Si c’est le cas, on peut continuer avec un protocole à un seul bras. Sinon, l’analyse intermédiaire va conduire à poursuivre l’étude en randomisé ».
« Basket studies », le rebond offensif
Une autre adaptation réside dans la mise en place de basket studies, c’est-à-dire d'études dans lesquelles on ne rassemble pas des patients en fonction de leur pathologie, mais du mécanisme physiologique sous-jacent. Par exemple, il est possible de rassembler dans une même étude des patients ayant un adénocarcinome du poumon, un cancer colorectal ou un cancer du pancréas, dès lors qu’ils présentent une mutation Kras. Ce type d'approche est en phase avec la nouvelle classification des cancers défendue par des organismes comme l'institut Gustave-Roussy.
Pour l’heure, seuls 10 % des essais cliniques en cours en Europe dans le domaine de la cancérologie sont des basket studies. « Nous avons actuellement un projet qui vise à utiliser l'intelligence artificielle pour établir des points communs entre diverses maladies rares pour permettre la mise en place de basket studies », assure le vice-président de l’association AFM-Téléthon, François Lamy.
Données synthétiques
Le pharmacien Jean-Louis Fraysse a cofondé BOTdesign, une entreprise spécialisée dans le management des données de santé. Il défend l'idée selon laquelle il serait souhaitable d’utiliser des données synthétiques ou générées par une IA. Les données synthétiques sont issues de modèles mathématiques (bayesiens) à partir de données de patients. Les données générées sont, quant à elles, fabriquées de toutes pièces, parfois « à la main », mais souvent par de l’IA. « Aujourd’hui, on est en capacité d’augmenter des données d’imagerie ou multimodales, et bientôt génétiques », détaille Jean-Louis Fraysse.
On est en capacité d’augmenter des données d’imagerie ou multimodales, et bientôt génétiques
Jean-Louis Fraysse, cofondateur de BOTdesign
De telles données pourraient être utilisées pour compléter des bras contrôle, ou même pour entraîner des algorithmes d’IA. « C’est un véritable enjeu pour la recherche biomédicale française, poursuit -il. Si l’on veut sortir un dispositif médical qui utilise l’IA, il faut être en mesure de l’entraîner le plus rapidement possible. Un autre avantage est que ces données artificielles sont, par nature, anonymes. »
Exemple emblématique de l’utilisation du numérique pour augmenter le pool de données disponibles : le projet collaboratif Meditwin, porté par sept instituts hospitalo-universitaires (IHU), comme Imagine, à Paris, ou Ican à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP). Il s’appuie sur la plateforme numérique 3DExperience développée par Dassault Systèmes. Depuis 2014, c’est avec cette technologie qu’est mis au point le projet Living Heart, un modèle numérique fonctionnel de l’ensemble du cœur humain, en partenariat avec l’agence américaine du médicament, la FDA. Cette innovation est destinée à être utilisée pour valider les phases de développement de molécules et de dispositifs médicaux indiqués dans des pathologies cardiaques. Aux États-Unis, certains chirurgiens se sont emparés de cette technologie pour adopter une feuille de route spécifique à chaque enfant devant être opéré. Il est ainsi possible de tester à l’avance plusieurs combinaisons de dispositifs médicaux et de traitements médicamenteux.
Meditwin se veut agnostique, adaptable à tous les organes, au métabolisme général ou à l’émulation du comportement d’une tumeur. Dans tous les cas, ces jumeaux virtuels sont nourris à partir des données collectées sur les malades. Cela explique pourquoi seuls des centres experts très spécialisés ont investi cette technologie, car ils sont en mesure de fournir des données aussi pertinentes que qualitatives.
En Europe, la plateforme Darwin d'analyse de données en vie réelle mise en place par l'Agence européenne des médicaments (EMA) vise également à rassembler des données de patients, de bonne qualité et en grande quantité, que les agences pourront exploiter pour mener des études indépendamment des laboratoires. « On a besoin de davantage de recul sur ces nouvelles techniques pour savoir dans quelle mesure on peut leur faire confiance », assure Alexandre de La Volpilière.
« En tant que régulateur, un autre sujet qui nous préoccupe est l'utilisation de l'IA pour adapter les protocoles en cours d'étude et développer des modèles de prédiction de la tolérance et de l’efficacité », dont le but est de réduire le nombre d’essais, ajoute Alexandre de La Volpilière. « Ces modèles ne sont pas en soi des nouveautés, mais ils deviennent de plus en plus complexes. Nous devons nous assurer de la qualité des sources de données qui les alimentent ». Dans le nouveau règlement pharmaceutique européen, en cours de révision, des « bacs à sable » sont prévus pour donner la liberté de tester de nouvelles méthodes dévaluation.
Données en vie réelle, un trésor mal exploité
« Les données en vie réelle vont prendre une place de plus en plus importante, dans le cadre d’accès précoces, mais aussi à titre dérogatoire quand les essais cliniques ne sont pas possibles, prévient Alexandre de La Volpilière. Nous commençons à les intégrer, mais uniquement en appui des données standards. Demain, la place de l'IA interviendra beaucoup plus en amont. »
L’utilisation hors autorisation de mise sur le marché (AMM) est un autre cas de figure dans lequel les agences sanitaires doivent mobiliser de nouvelles sources de données, comme le souligne la Dr Valérie Denux, directrice Europe et innovation de l’ANSM. « Dès qu’il y a une utilisation hors AMM, nous avons un système que les industriels du médicament financent afin de nous permettre de travailler avec des données en vie réelle », et ce, dans l’optique d’une éventuelle extension d’AMM.
Foch évalue le recours aux patients virtuels
L’hôpital Foch a signé un partenariat avec l’entreprise BOTdesign pour enrichir ses essais cliniques avec des patients « augmentés » générés par la plateforme Origa, de GenAI (à partir des données telles que poids, taille, glycémie ou d’imagerie médicale), les cohortes étant jusqu’ici insuffisantes ou non conclusives, faute de participants.
« Pour que ces méthodologies soient reconnues et adoptées par les régulateurs, nous devons d’abord valider leur fiabilité et leur robustesse », explique Jean-Louis Fraysse, cofondateur de BOTdesign. Un comité de garantie humaine validera que les données augmentées sont représentatives de la pathologie étudiée.