Dr Jennifer Abittan-Smadja : « Les médecins doivent lutter en permanence contre leurs idées préconçues »

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Publié le 08/09/2020
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Sensibilisée à l’existence de préjugés pendant ses stages d’interne, le Dr Jennifer Abittan-Smadja (Courbevoie) a choisi de réunir de jeunes confrères pour aborder ce sujet dans le cadre de sa thèse. Elle en tire une conclusion centrale : reconnaître que la relation médecin-patient peut être entachée par des a priori permet d’aborder le dialogue avec bienveillance et de limiter les risques d’erreurs et leurs suites angoissantes.

Une  hausse différenciée des décès très prononcée parmi les personnes nées hors de l’UE

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Crédit photo : DR

Parmi les causes de stress des médecins, le risque d’erreurs est particulièrement mis en avant : outre la remise en question de l’exercice qui peut en découler, la judiciarisation croissante de la médecine inquiète. Or près de 97 % des erreurs diagnostiques seraient liées à un problème de raisonnement dans lequel les a priori jouent un rôle clé (1). Comment lutter contre ces préjugés qui orientent l’interrogatoire, l’examen clinique, le traitement et qui peuvent faire le lit d’une communication impossible, voire d’un sentiment de rejet pour le patient ? C’est à ce sujet que s’est intéressée une jeune généraliste récemment installée à Courbevoie en région parisienne. Entretien.

Le Quotidien : Pourquoi vous êtes vous intéressée à la question des préjugés ?

Dr Jennifer Abittan-Smadja : Je me suis intéressée aux préjugés car lors de mes stages j’ai malheureusement, et comme beaucoup d’internes, ressenti des préjugés vis-à-vis de certaines personnes malades. J’ai compris que mon attitude aurait pu avoir des conséquences graves pour les patients.

Devant un patient, on ouvre un tiroir qui contient la prise en charge standardisée (pertinente ou non) apprise pendant nos études. Mais ces raisonnements diagnostiques et thérapeutiques vont être influencés par le patient qui nous fait face : on étiquette les patients en retard de mauvais observants, les toxicomanes de personnes avant tout en recherche d’antalgiques, on utilise un langage parfois trop simple voire enfantin face à un patient qui ne maîtrise pas le français… On peut facilement passer à côté du diagnostic car on ne prend pas en compte le patient dans sa complexité.

On lit de plus en plus que les médecins sont des "brutes en blanc", qu'ils sont grossophobes, racistes… Estimez-vous que l'absence de formation à la prise en compte des préjugés peut influer en partie sur le ressenti de certains patients ?

En effet nous sommes très peu formés sur les préjugés vis-à-vis des patients malheureusement. Les médecins doivent lutter en permanence contre leurs idées préconçues. La liste des stéréotypes est longue, chacun fait plus ou moins écho en nous. Le fait d’aborder ce sujet en focus group comme je l’ai fait pour ma thèse a permis à plusieurs de mes co-internes de prendre conscience de l’impact des a priori dans la démarche thérapeutique.

Les médecins qui déclarent avoir déjà abordé la question des préjugés ont parfois vécu des situations qui les ont fragilisés et, du fait de l’exercice individuel, ils n’ont pas pu échanger avec des confrères. Pour réduire l’impact des émotions, ne pas se laisser déborder par les préjugés, il est important de pouvoir en parler avec des confrères, de trouver curiosité et bienveillance dans l’échange. Les internes pourraient aussi, par exemple, rencontrer des patients experts au cours de leurs études pour discuter avec eux leur ressenti en consultation.

 Quels types de préjugés ont rapporté les internes que vous avez interrogés pour votre thèse ?

Mon travail sur la connaissance des préjugés a été initialement déconcertant pour la plupart d’entre eux car, par définition, ils n’en avaient pas conscience. Mais une fois les premiers cas détaillés à l’occasion des focus group, la parole a été plus facile. Le thème des préjugés est un sujet assez sensible, tabou, éthiquement, professionnellement et humainement très délicat. Nous avons voulu, par cette étude (et sans porter aucun jugement) décrire les représentations que se font parfois les médecins à propos de « catégories » de patients et qui peut les conduire à des erreurs médicales, des incompréhensions, des recours en justice ou au Conseil de l’Ordre, voire de véritables agressions verbales ou physiques en lien avec l’impossibilité de dialogue.

Les préjugés le plus souvent signalés par les internes visaient les patients alcooliques (« qui font perdre du temps car ils ne veulent pas se soigner »), les malades psychiatriques (« violents, agressifs, incapables de respecter des lois et des conventions sociales »), les obèses (« qui manquent de volonté, qui ne respectent pas les régimes prescrits »), les patients d’origine étrangère (« qui ont des conceptions différentes de la maladie et de la manière d’exprimer leur souffrance » (parfois désignée sous le terme « syndrome méditerranéen »), les personnes âgées (« pour qui on hésite entre pitié et admiration »), les non-francophones (« pour lesquels il faudrait désapprendre son vocabulaire médical »), les bénéficiaires d’aides médicales (« qui consultent pour un rien ») et les patients « difficiles » (« consommateurs de soins, exigeants, diagnostiqueurs, revendicateurs, agressifs, méfiants, aux plaintes multiples ») et, enfin, les proches ou les membres de la famille (« pour qui il est difficile de garder une objectivité »).

Est-ce qu'avoir écrit votre thèse sur ce sujet influe sur votre prise en charge des patients puisque vous êtes une toute jeune médecin installée en libéral ?

L’écriture de la thèse influence au quotidien ma relation vis-à-vis des patients ! En effet j’essaie toujours de ne pas « brusquer » les patients, par exemple ne pas évoquer directement leur poids mais attendre au fur et à mesure des consultations pour aborder le sujet. Cela est important pour la mise en place de la relation sur le long cours ! J’essaie aussi de laisser du temps pour faire connaissance avec les patients, de ne pas m’arrêter à ma première impression. Et je n’hésite pas à aborder le sujet avec mes confrères du cabinet.

Kachalia A, Gandhi T, Puopolo L et coll. Missed and delayed diagnoses in the emergency department: a study of closed malpractice claims.
Ann Emerg Med. 2007 Feb;49(2):196-205.doi: 10.1016/j.annemergmed.2006.06.035.
Thèse de médecine générale : « Evaluation de l’existence de préjugés sur les patients chez les internes de médecine générale » Dr Jennifer Abittan

Propos recueillis par le Dr Isabelle Catala

Source : Le Quotidien du médecin