Comment devient-on réellement médecin ? « Un des derniers papiers que j’ai lus disait que tu développes ton caractère de médecin à partir de 20 % du temps passé en cours et de 80 % du temps passé à faire autre chose. » Cette observation d’Olivier Bory, interne en médecine générale à Paris, dans le portrait qui lui est consacré sur Derrière la blouse, une chaîne internet tenue par des étudiants en médecine, est valable pour lui-même et pour bon nombre de ses camarades. Les internes de médecine générale construisent, dès leurs études, les médecins qu’ils seront plus tard. Mais au-delà des différences de modes ou de lieux d’exercice ou de spécialisation, ce sont souvent les à-côtés qui construisent leur personnalité de médecin.
Pour la jeune génération, l'existence ne se résume pas à la seule vie professionnelle. Et la médecine ne se limite plus aux seules connaissances scientifiques. Ces dernières années, les généralistes de demain, encouragés notamment par les stages d'autonomisation aux cabinets, invités à faire davantage preuve d'esprit critique et soucieux de se préserver du burn-out, veulent construire un exercice qui leur ressemble. Ils saisissent l’opportunité que leur offre la médecine générale, spécialité globale, plurielle et humaine, pour étendre leurs horizons au-delà des quatre murs d’un cabinet ou de la définition d’une pathologie. Et dès leur internat, les futurs médecins de famille personnalisent leur parcours. Le Généraliste est allé questionner sept internes investis sur des sujets différents. Qu'il s'agisse d'un engagement humanitaire ou écologique, d'un sujet de prédilection qui dépasse le cadre de leur travail de recherche ou de l'utilisation de nouveaux modes de communication, leur engagement est toujours né d'un parcours personnel et de rencontres – avec ou sans lien avec leurs études – que chacun compte bien prolonger dans son exercice pour faire avancer sa spécialité. Rencontre avec des généralistes de demain.
Je me questionne sur mes sources d’information
Gabriel Perraud a commencé très tôt à se questionner sur l’indépendance de la formation médicale. En deuxième année, à Nice, il assiste à un ciné-débat avec l’association Humanice où est diffusé le reportage d’Arte Les Médicamenteurs. Peu à peu, il pousse plus loin la réflexion, s’engage dans l’association, rencontre la Troupe du Rire ou encore Paul Scheffer, actuel président de Formindep. À l’époque de son externat, un IMG de Nice, Adriaan Barbaroux, présente une thèse sur le rapport des généralistes avec les visiteurs médicaux. Avec son collègue Robin Jouan, Gabriel Perraud va assister à la soutenance et ils proposent au Dr Barbaroux de travailler à la formation des étudiants en santé à l’esprit critique. Ainsi naissent, en 2016, les premières Journées de l’esprit critique à Nice.
Esprit critique Aujourd’hui IMG en année de recherche, il continue de s’investir. Il y a quelques mois, il a rejoint Formindep en tant que secrétaire. Dans sa formation, il continue d’aborder le sujet avec ses encadrants, ses co-internes. « Même si tout le monde n’a pas le même degré de sensibilisation sur le sujet, on peut toujours échanger. Quand j’ai dit à l’hôpital que je ne voulais pas voir de visiteurs, il n’y a pas eu de problème. » À Brest, il fait partie de la commission de déontologie de la fac de médecine et a contribué à mettre en place sur le département une version de la Facripp (Formation à l’analyse critique de la promotion pharmaceutique) créée à Bordeaux. Un engagement qu’il creuse pendant ses études pour le prolonger dans sa pratique future. « Je me pose beaucoup de questions sur mes sources d’information. Cette année de recherche me permet d’aller plus loin, être plus critique par rapport à l’EBM, voir comment fonder ma formation et choisir celle qui me convient le mieux, la plus juste possible et la plus pertinente pour les patients. »
Gabriel Perraud, 29 ans, IMG à Brest en année de recherche.
Au départ, je ne pensais pas utiliser ce relais comme un lanceur d’alerte
Sur Facebook, plus de 160 000 personnes aiment la page Et ça se dit Médecin (ECSDM). à l’origine, tout est parti d’une idée, presque un challenge, lancée par son frère. « Tu devrais créer un Et ça se dit Médecin », comme il en existait à l’époque d’autres sur différents « groupes » professionnels, régionaux, identitaires : Et ça se dit breton, Et ça se dit étudiant infirmier… Lancée pendant sa 5e année de médecine, la page comprend au départ surtout des photos légendées, des mèmes… « C’était clairement de l’autodérision ; les premières images, c’est parce que je me reconnaissais dedans », explique l’IMG.
Porte-voix Confidentielle à son lancement, la page gagne rapidement de nouveaux abonnés et finit par se décliner sur les autres réseaux sociaux (Snapchat, Instagram, Twitter). Les publications s’étendent, notamment sur les conditions de travail des étudiants. « Rapidement, j’ai été sollicité par des externes et des internes en souffrance. Je n’avais pas pensé au départ à utiliser ce relais comme un lanceur d’alerte. » Mais à travers ses comptes, l’étudiant va se faire le porte-voix de collègues pour dénoncer certaines situations locales qui n’ont pas été résolues. Un moyen de pression souvent efficace. « De l’humour pur, je suis passé à une vision plus réaliste », confie l’interne de 2e année. Le succès grandissant, il donne même aujourd’hui des conférences auprès d’autres étudiants. « Cette expérience m’a beaucoup enrichi sur le plan humain et scientifique. »
Il est persuadé qu’elle l’aidera aussi dans sa future carrière. « Un patient ne nous dit pas ce qu’il pense. Avoir des témoignages de l’autre côté du miroir, cela nous aide à savoir ce que l’on est et ce que l’on fait », estime-t-il. Cet apport de diversité est également pour lui une des forces de la médecine générale. C’est aussi pour cela qu’il regrette que la formation des IMG n’intègre pas davantage l’enseignement d’humanités, comme la philosophie ou l’anthropologie.
Et ça se dit médecin, 25 ans, IMG à Marseille en 2e année.
Avec notre thèse sur le sexisme, nous souhaitons déclencher une prise de conscience
Chacune de leur côté et depuis longtemps, Fanny (photo de droite) et Fauve (photo de gauche) avaient cheminé une pensée féministe et désiraient donner du sens à leur travail de thèse, « faire quelque chose de constructif ». Les deux internes de médecine générale de Strasbourg se rencontrent lors d’une formation sur la santé de la femme et s’aperçoivent qu’elles veulent parler du même sujet. Elles s’unissent donc pour traiter du « sexisme rencontré par les femmes internes de médecine générale et de l’impact qu’il a sur la construction de leur identité professionnelle ». Elles se sont appuyées sur une étude qualitative réalisée à partir de 16 entretiens d’IMG, un travail présenté lors du dernier congrès du CNGE, qui leur déjà valu un prix de thèse, même si la version finale est toujours en cours. Un travail édifiant car toutes les internes interrogées décrivent des situations de sexisme, sans forcément les identifier comme telles.
Effet cathartique Les deux internes ont tout de suite choisi de proposer des mesures pour faire bouger les lignes. « Il était important que cette thèse puisse déclencher une prise de conscience », explique Fauve Salloum. « Même s’il faut garder des ambitions modérées, nous nous sommes dit que ce serait trop bête que cette thèse reste dans une bibliothèque et qu’on n’y touche plus », ajoute Fanny Rinaldo. La thèse a eu un effet « cathartique » sur elles, selon Fauve. Elle a aussi donné envie à Fanny de s’impliquer dans la formation des internes à travers le tutorat. « Au cours de nos études, on ne nous parle pas de sexisme, de rapport de domination et de comment réagir face à des violences qui peuvent aussi venir des patients. On nous explique comment faire de belles thèses mais il existe des sujets sur la sécurité de l’étudiant en stage qui ne sont pas abordés », estime-t-elle. Ce travail a cimenté leurs convictions et renforcé leur envie de donner du sens à leur pratique. « Dans mes consultations, il y a un peu de féminisme, un peu de connaissance de son corps, un peu de bienveillance envers soi-même et les autres… », explique Fanny. Elle précise faire attention à ce qu’elle dit et s’interroger « sur la violence que peuvent avoir certains de nos propos sur les patients ». De son côté, Fauve aimerait travailler dans des structures militantes « comme le planning familial ou des structures d’accueil des migrants », probablement en tant que salarié, ce « qui permet une disponibilité d’esprit plus grande ». « Pour l’instant, j’ai trouvé un confort moins grand à le faire en libéral », précise-t-elle.
Fauve SALLOUM, 30 ans, remplaçante à Nice. Fanny RINALDO, 29 ans, remplaçante en Alsace.
Les généralistes sont à même de s’occuper des patients précaires
Au début de son internat à Angers, Romain souhaitait s’engager dans une association en lien avec le milieu médical. Renseignements pris auprès de la mairie, il découvre la structure locale de Médecins du monde. Depuis plus de deux ans, il y est pleinement engagé. « J’essaie d’aller aux réunions dès que je le peux. Actuellement, la structure est en train de monter un projet au Chemin de Traverse, lieu où se retrouvent migrants et sans-abri et qui propose des distributions de nourriture et de l’accueil d’urgence. Nous y réalisons des soirées d’observation pour évaluer le besoin en santé », explique-t-il. Cet engagement pour les patients précaires n’est pas un hasard pour Romain. « J’ai toujours voulu faire de la médecine générale mais aussi de l’humanitaire. Mais sans attendre de le faire ailleurs une fois diplômé, je me suis dit qu’il y avait sûrement des choses à réaliser à Angers. » Cet engagement sera également au cœur du sujet de thèse du futur médecin de famille. Il y fera un état des lieux des connaissances des généralistes du département sur les structures d’accueil de soins des migrants et leur prise en charge, « pour ensuite proposer un flyer ou un poster à distribuer dans les cabinets de sorte à ce que les médecins puissent adresser facilement ce type de patients vers les structures adaptées », souligne-t-il.
Horizons différents Au-delà de son intérêt pour l’accès aux soins des patients précaires, cet investissement associatif permet aussi à l’interne « de voir autre chose que l’hôpital ». « La médecine hospitalière, ce n’est vraiment pas mon truc », confesse-t-il. Cet engagement en tant qu’étudiant, il veut le prolonger aussi en tant que généraliste libéral, en prenant en charge les patients migrants. « Il y a un afflux de ces patients vers les urgences par manque de prise en charge en ville alors que les généralistes sont à même de s’en occuper », estime-t-il. Selon lui, la médecine générale, par opposition aux autres spécialités de plus en plus « surspécialisées », permet aussi de construire son exercice futur de manière personnalisée. « Avec les praticiens que j’ai pu côtoyer, j’observe que l’on a le même boulot mais qu’il peut nous ouvrir des horizons différents selon nos loisirs, nos centres d’intérêt et je trouve cela très intéressant », souligne-t-il.
Romain Rayneau, 28 ans, IMG à Angers en 3e année.
J’espère donner une visibilité au sujet de la santé sexuelle des FsF
Marianne Mitrochine n’a jamais fait partie du milieu associatif. C’est son parcours personnel qui, dans le cadre de sa thèse de fin d’études, l’a poussée à travailler sur la question de la santé sexuelle des femmes ayant des relations sexuelles avec des femmes (FsF). « Je suis homosexuelle et étudiante en médecine, et quand j’ai eu 25 ans, je me suis dit "c’est le moment d’aller faire mon premier frottis" et je me suis heurtée à un mur. » La gynécologue lui demande ce qu’elle fait là, lui indique que le frottis ne sert à rien pour elle… « J’en suis sortie avec l’impression qu’il y avait un problème, de ne pas être traitée comme n’importe quelle autre femme. » En évoquant le sujet avec son entourage, elle découvre beaucoup d’histoires similaires et décide alors de consacrer son travail de recherche à ce sujet. Avec sa thèse, elle met en route l’étude Lesbiclear, dont le but est de déterminer les facteurs qui vont influencer la réalisation ou non du frottis chez les FsF. Plus de 1 000 questionnaires complets ont été récoltés par la jeune généraliste, qui va très prochainement passer sa soutenance.
Sensibiliser les collègues Elle espère que cet important travail ne sera qu’un point de départ. « Je voudrais que ma thèse fasse référence au niveau scientifique et médical et que tout le monde puisse s’appuyer dessus pour parler de cette problématique et, pourquoi pas, ouvrir la porte à d’autres recherches », souligne Marianne. Soucieuse de donner une plus grande visibilité à ce sujet, la jeune femme souhaiterait aussi améliorer la prise en charge des femmes ayant des relations sexuelles avec d’autres femmes. Cet engagement devrait marquer son exercice futur et il a déjà une influence dans sa pratique. « Je n’aborde pas la consultation gynécologique, les questions de sexualité de la même manière qu’une majorité de médecins. J’essaie de formuler mes questions d’une façon qui soit plus inclusive. Et de sensibiliser mes collègues à faire la même chose. » La généraliste bordelaise, qui espère s’installer dès cette année en libéral, compte passer le DIU de gynécologie et être identifiée en tant que médecin LGBT-friendly sur les plateformes existantes à destination des patients.
Marianne Mitrochine, 30 ans, médecin remplaçante à Bordeaux.
Il est possible d’avoir une pratique plus durable
Grande amoureuse de la nature et des océans, Amélie Garnier a toujours été sensibilisée à la protection de l’environnement. Ne supportant plus de constater les dégâts sans réagir, la jeune interne a décidé de s’engager dans l’associatif et rejoint Surfrider Foundation Europe, qui s’occupe notamment des déchets aquatiques, du littoral, de la qualité de l’eau : collecte de détritus, évènements pour sensibiliser sur la gestion des déchets, recyclage… En tant que membre du bureau, Amélie s’investit sur son temps libre. « Le fait de m’orienter vers une association écolo me permettait de travailler sur un aspect qui me manquait dans la médecine, de rester en accord avec mes valeurs et de rencontrer des gens qui la partagent. »
Système de santé pollueur Considérant au départ la médecine et la lutte pour l’environnement de façon séparée, l’étudiante pense aujourd’hui qu’il est possible et fondamental de les imbriquer. « Déjà parce que l’environnement impacte et impactera de plus en plus la santé des populations. Je pense aussi qu’il est possible dans notre pratique de faire quelque chose de plus durable. Le système de santé lui-même est un gros pollueur ». Celle qui essaie d’avoir une ligne de conduite plus écologique dans son quotidien veut aussi l’appliquer dans son métier. En stage, elle tente de sensibiliser les personnes qu’elle côtoie, de mettre en place des actions, sur le recyclage par exemple. Lors de son dernier semestre à Menton, elle s’est déplacée uniquement en train. Une fois installée, elle voudra également avoir une pratique plus durable. Elle évoque notamment les sites santedurable.net ou doc-durable.fr, guides pour les médecins qui veulent faire cette démarche. Aujourd’hui, l’interne est heureuse de constater que de nombreuses initiatives vertes voient le jour dans le milieu médical : « Green Bloc » au CHU de Strasbourg, comité de développement durable au sein de la Société française d’anesthésie et de réanimation… « Signe qu’il y a un éveil de la conscience collective et que nous pouvons tous trouver des solutions. »
Amélie Garnier, 25 ans, IMG à Nice en 2e année.