Qu’ils pilotent un hôpital ou une caisse primaire, les directeurs font partie de la vie des médecins. Mais leurs conditions de formation restent obscures aux yeux de nombreux praticiens. À la veille de la suppression de l'ENA et de la réforme de la haute fonction publique – qui aura sans doute des conséquences limitées sur les écoles de Rennes et de Saint-Étienne – « Le Quotidien » s'intéresse à ces études d’un genre très particulier : celles des managers de la santé !
Les études médicales ont beau être complexes, elles ont un sens très clair pour la profession. On réussit le concours de première année, on fait le carabin pendant cinq ans, on passe les ECN et on se spécialise lors de l’internat : c’est long, c’est difficile, mais c’est une base commune qui fédère les émules d’Hippocrate… et qui tend à leur faire oublier que d’autres professionnels du monde de la santé passent, eux aussi, par un cursus prestigieux. C’est le cas des directeurs de caisse d’Assurance-maladie et des directeurs d’hôpital, lauréats de deux des concours les plus difficiles de la haute fonction publique.
Qu’on en juge : au cours des dernières années, le taux de réussite au concours d’entrée à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) de Rennes, qui forme les directeurs d’hôpital, a varié entre 4 et 5 %. Un ordre de grandeur similaire aux chiffres que l’on observe pour le concours externe de l’École nationale supérieure de Sécurité sociale (EN3S) de Saint-Étienne, qui forme les directeurs de caisse primaire d’Assurance-maladie (CPAM) ainsi que ceux des autres branches de la Sécu. Les patrons de nos établissements et de nos caisses font donc bel et bien partie de l’élite de la nation.
Halte à la reproduction sociale
Voilà qui, immanquablement, fait peser sur la formation de ces managers de santé un soupçon bien français : ne souffrirait-elle pas du même type recrutement quelque peu stéréotypé caractérisant la bientôt défunte École nationale d’administration (ENA), qui privilégie les profils issus de Sciences-Po – de préférence Sciences-Po Paris – et qui favorise la reproduction sociale de génération de directeurs en génération de directeurs ?
« C’est un vrai sujet, auquel nous nous attaquons depuis plusieurs années », admet Dominique Libault, directeur de l’EN3S. Celui-ci cite les efforts faits par son institution via le recrutement par concours interne, qui concerne la moitié des élèves de chaque promotion, ainsi que la création récente d’un troisième concours pour les personnes pouvant justifier de cinq années d’expérience professionnelle en dehors de la Sécurité sociale.
Même volonté de diversification du côté de Laurent Chambaud, directeur de l’EHESP. « Il y a une image d’Épinal assez caricaturale qui voudrait que l’élève directeur soit issu de Sciences-Po Paris et qu’il prépare une série de concours, dont celui de l’ENA, celui de l’Inet [Institut national des études territoriales, autre grande école du service public NDLR], et le nôtre, relativise cet ancien médecin de santé publique. C’est vrai que ces profils constituent une part non négligeable de notre recrutement, mais nous en avons heureusement d’autres, que ce soit via le concours externe ou le concours interne ! » Et de souligner que l’EHESP participe au dispositif « Prépa Talents », qui permettra dès la rentrée 2021 à certains étudiants et demandeurs d’emplois sélectionnés sur conditions de ressources d’intégrer les classes préparatoires aux grandes écoles de la fonction publique, et d’être financés pendant leur formation.
L’alternance en étendard
Reste à savoir comment, exactement, se déroule la formation de ces futurs directeurs, et comment cette formation permet de parer l’une des critiques les plus souvent entendues, notamment dans la bouche des médecins, à l’encontre des représentants de l’administration sanitaire : leur supposée déconnexion du terrain.
Et là, la réponse tient en un mot : alternance. Les futurs directeurs de caisse ou d’hôpital passent en effet une partie très importante de leur temps de formation en stage. Sur les 24 mois que dure leur cursus, les élèves directeurs d’hôpital n’en passent que 12 entre les murs rennais de l’EHESP. Le reste du temps se fait aux quatre coins du pays, au sein des équipes dirigeantes, en établissement. À l’EN3S, la proportion passée hors de Saint-Étienne est un peu moins importante, mais tout de même significative : environ cinq mois de stage sur les 18 mois de formation.
« Les stages sont au cœur de la formation, témoigne Alan Disegni, jeune lauréat de l’EN3S, qui a pris en juillet son premier poste en tant que directeur de cabinet à la CPAM de Paris. À l‘issue du premier confinement, j’ai par exemple été en stage à la CPAM de l’Yonne, j’ai travaillé sur le contact tracing, ce qui m’a permis pendant cinq semaines d’avoir des échanges presque quotidiens avec les médecins, les pharmaciens du territoire, afin de construire ce dispositif essentiel pour tenter de maîtriser l’épidémie. »
Lisa Meilleur, élève directrice à l’EHESP qui doit terminer son cursus en janvier 2022, a également trouvé ses stages, effectués au CH d’Argenteuil, dans le Val-d’Oise, particulièrement positifs. « Sur la relation entre médecins et directeurs, par exemple, j’ai pu réaliser que nous ne devions pas être perçus comme exigeant toujours plus de choses de leur part, et au contraire montrer ce que nous pouvions leur apporter, explique la jeune femme. Il faut vraiment arriver à du donnant-donnant. »
Une école du partenariat ?
Cette prépondérance des stages pourrait presque laisser penser que devenir directeur ne peut s’apprendre que sur le tas, loin des salles de cours. « Le métier de directeur d’hôpital est un métier de projets, précise Cédric Lussiez, directeur général du Groupe hospitalier Nord-Essonne (GHNE). Nous ne sommes pas des techniciens, nous sommes chargés d’écouter, de convaincre, d’élaborer des compromis… » Le Francilien estime donc que bien des qualités requises pour être un bon directeur sont « des éléments de caractère », et que « ce qu’on apprend dans notre chère école de Rennes ne peut nous préparer à les mettre en œuvre que dans une faible mesure ».
Les écoles se sont tout de même adaptées pour coller au mieux aux évolutions du contexte professionnel de leurs élèves, qui implique de se tourner vers l’extérieur. Tel est du moins l’avis de Jean-Claude Barbot, qui vient de prendre sa retraite après avoir dirigé plusieurs CPAM, dont celle du Loiret. « Le contenu de la formation a été considérablement enrichi, estime-t-il. Il y a eu une époque où l’on enseignait avant tout la production et le contrôle, alors que maintenant, les élèves sont attendus sur leur capacité à créer des partenariats, à améliorer le système de soins dans leur département et à manager leurs équipes. »
Le chef d’orchestre et les premiers violons
Partenariat et aptitude au management semblent être devenus les deux clés du métier de directeur, si l’on en croit les propos des représentants officiels de la profession. « Mon travail consiste à assurer le pilotage stratégique de mon organisme, explique Catherine Pelletier, directrice de la CPAM de la Haute-Vienne et présidente de l’Association des directeurs de caisses d’Assurance-maladie (ADCAM). Il s’agit de faire en sorte que les équipes aient envie de venir travailler, mais aussi de nouer des partenariats avec les acteurs institutionnels et associatifs, par exemple pour des actions de prévention et de vaccination. » « Nous avons un rôle de chef d’orchestre qui consiste à faire jouer une partition hospitalière que nous construisons ensemble », illustre de son côté Vincent Prévoteau, directeur des CH du Nord-Aveyron et président de l’Association des directeurs d’hôpital (ADH).
Reste à savoir comment ces « apprentis Karajan » voient leur rôle dans cette partition, et notamment celui qu’ils auront à tenir face à des médecins qui, de leur côté, se voient volontiers comme les premiers violons solo de l’orchestre sanitaire. « C’est vrai que le directeur d’hôpital est souvent vu comme l’incarnation de la contrainte, reconnaît François Patrier, élève directeur qui prendra son premier poste en janvier. Mais je pense que nous, qui avons effectué nos stages pendant la crise, n’avons pas été exposés à la vision antagoniste classique des relations avec les soignants : nous avons vu que sur des projets d’ampleur, tout le monde pouvait s’entendre ! Nous constatons par ailleurs qu’après les années de vaches maigres où le directeur était celui qui apportait les mauvaises nouvelles, des moyens vont être alloués et nous allons pouvoir souffler. »
Une vision qui pourra sembler optimiste à certains mais qui dénote un état d’esprit : pour les futurs directeurs, le programme du concert doit être l’Hymne à la joie de Beethoven, et non la Pathétique de Tchaïkovski.