LE QUOTIDIEN : Des milliers d'internes ont protesté dans la rue contre l'ajout d'une 4e année à l'internat de médecine générale, à effectuer en priorité dans les zones sous-denses. Quels sont vos points de crispation ?
OLIVIA FRAIGNEAU : Nous avons le sentiment d’une précarisation inutile. Le gouvernement rallonge les études de médecine générale, sans avoir fait la preuve de l'intérêt de cette mesure. Avec cette 4e année, il y a une confusion entre les nécessités de formation et la problématique d’accès aux soins. On ne peut pas faire payer aux étudiants plusieurs décennies de politique de santé désastreuse !
Cette réforme est une économie financière… et mentale. Une économie mentale pour le gouvernement car il est plus simple pour lui d’imposer la coercition aux internes – qui subissent la pression quotidienne des directions hospitalières – que de l’imposer à des médecins déjà installés. Mais c’est aussi une économie financière car un interne coûte nettement moins cher qu’un médecin diplômé.
Que vous inspire cette forte incitation à faire des stages dans les déserts médicaux ?
C’est clairement du remplacement déguisé ! Le premier texte adopté à l’Assemblée parle d’un encadrement par un maître de stage situé sur le « bassin de vie », donc le médecin n’aurait même pas besoin d’être sur place. On commence à entendre parler d’encadrement par téléphone ou en visio… La conséquence, c’est qu’on va envoyer des internes dans des cabinets pour prendre en charge toute la journée les populations les plus lourdes, celles qui ont le moins accès aux soins. Le tout avec un maître de stage vaguement joignable par téléphone, probablement en fin de journée.
À terme, cette année supplémentaire mettra en péril l’attractivité de la médecine générale. Quel étudiant décidera de faire autant d’années d’études que les autres spécialités pour être moins bien payé ?
Que proposent les internes pour pallier les carences de la démographie médicale ?
Il faut commencer par reconnaître que, quoi qu’on fasse, dans les sept prochaines années, le nombre de médecins va continuer à décroître. Vouloir les empêcher d’exercer quelque part ne résoudra pas le problème. Au mieux, ça va faussement les lisser sur le territoire.
Il faudra faire en sorte que les étudiants en médecine de demain soient véritablement plus nombreux mais aussi qu’ils découvrent les territoires dès le plus jeune âge. Il faut aussi que les jeunes des campagnes aient, eux aussi, les moyens de faire médecine, sans avoir à se rendre obligatoirement dans la métropole de région. On pourrait par exemple imaginer revenir à des universités rurales, ou à des antennes délocalisées, comme ça se fait pour les écoles d’infirmiers.
Certains syndicats séniors restent très frileux sur la délégation de tâches. Quel est votre point de vue ?
Nous sommes très favorables aux transferts de tâches, à condition de ne pas niveler par le bas la qualité des soins. Pour cela, le transfert doit s'opérer main dans la main entre les organisations de paramédicaux et les collèges de médecins qui sont aujourd’hui les seuls à avoir ces compétences. Par exemple, c’est le collège de médecine d'urgence qui a écrit la formation des IPA urgences. Les représentants des paramédicaux ont aussi leur mot à dire.
Autre exemple : les sages-femmes ont bénéficié d'énormément de transferts de compétences mais, en même temps, la durée de leur formation n’a pas été augmentée. Elles n'ont pas le temps d’apprendre toutes ces nouvelles tâches et se battent pour augmenter la durée de leurs études. À terme, la délégation de tâches permettra de revaloriser les paramédicaux mais aussi les médecins pour améliorer la prise en charge des patients et la qualité de vie au travail.
Depuis des années, l'Isni se bat pour faire reconnaître le décompte horaire du temps de travail des internes. Où en êtes-vous ?
En juin dernier, suite à notre recours, le Conseil d’État a jugé que la loi n’avait pas besoin d’être modifiée car elle disait déjà qu’il fallait décompter le temps de travail des internes. Le Conseil d’État a donc rappelé aux hôpitaux qu’ils se devaient de mettre en place un décompte horaire de notre temps de travail. Fin juillet, nous avons mis en demeure 28 CHU, leur rappelant leurs obligations. Ils avaient deux mois pour nous répondre et nous dire comment ils comptaient mettre en place ce décompte. Fin septembre, seulement trois CHU nous ont répondu. Cela en dit long sur ce qu’ils pensent des internes… Parmi eux, le CHU de Nîmes est véritablement en train d’organiser un décompte. D’ici à la fin de l’année, nous allons entamer une procédure au tribunal administratif contre la vingtaine établissements qui n'ont pas répondu. On l’avait promis !
Comment expliquez-vous ce mutisme des CHU ?
Je pense que les directions hospitalières subissent le lobbying des médecins séniors, pour lesquels nous restons de la main-d’œuvre pas chère et à disposition pour faire le sale boulot, qui n’est plus fait par des agents qui manquent depuis de longues années.
Il y a aussi ce qu’on appelle « le biais des survivants », un esprit revanchard de certains séniors, qui se disent « moi aussi j’ai souffert ! ». Nous sommes tous d’accord pour rester une heure de plus pour un patient, finir un dossier. Sauf qu'aujourd’hui, on ne parle pas de quelques heures de temps en temps, on parle d’au moins 10 heures en plus du maximum légal de 48 heures, chaque semaine. Les internes travaillent a minima 60 heures hebdomadaires.
Certains disent qu'en respectant à la lettre les 48 heures, les hôpitaux ne pourraient simplement plus tourner…
Je ne suis pas d’accord. C’est sûr que si l’hôpital ne fait rien d’autre que de décompter le temps de travail, il ne pourra plus tourner. Mais s’il commence à embaucher des aides-soignants, des infirmières, des administratifs, pour que l’interne n’ait plus à passer son après-midi à prendre des rendez-vous ou à taper des comptes rendus, alors les internes se recentreront sur leur temps médical. D’ailleurs, dans certains services, comme aux urgences, en réanimation ou même parfois en chirurgie, le temps de travail est déjà bien décompté et respecté !
Il y a un an, vous montriez que les deux tiers des internes avaient déjà souffert d'épuisement professionnel. Les choses se sont-elles améliorées ?
Non, ça ne va pas mieux, mais la parole s’est libérée. J’ai l’impression de découvrir tous les jours de nouveaux cas de harcèlement. Sur la santé mentale, nous mettons en place des actions pour sensibiliser les étudiants à repérer les signes de burn-out chez eux et chez leur co-internes. Les internes ne vont pas bien, ils sont de plus en plus nombreux à souhaiter quitter la médecine. Il est urgent d’agir car les démissions ne cessent d’augmenter, ce n’est pas comme ça que l'on résoudra les questions de démographie.
De combien faudrait-il augmenter le salaire des internes ?
Globalement, on estime qu’il faut augmenter les internes de 40 %. Ça correspond à 2 000 euros net en première année d’internat. C’est en dessous du salaire moyen des fonctionnaires hospitaliers.
Le PLFSS prévoit d'interdire l'intérim médical aux jeunes médecins en sortie d'études. Qu'en pensez-vous ?
Ça me met profondément en colère. Ils rallongent l’internat de médecine générale, ils ne nous payent pas mieux, personne ne décompte notre temps travail, on nous dit où nous installer et maintenant, nous ne pourrons carrément plus choisir notre mode d’exercice ! Ça commence à faire beaucoup. Sans jeunes intérimaires, je ne sais pas comment vont tenir certains services.
Les aspirations des internes sont-elles en train d'évoluer ?
La grande majorité des internes ont aujourd’hui entre 25 et 30 ans, ils sont le reflet de la société, sont en couple, ont des projets d’enfants ou de déménagement. Et pourtant, le droit au remords reste très difficile et rien ne permet non plus à un interne de changer de subdivision. Il va falloir permettre aux internes de mieux se réorienter, plus facilement.
Les médecins de demain ne seront pas les médecins d’il y a 30 ans. Il faut entendre que les futurs généralistes ne seront pas tous médecins traitants, certains iront exercer à l’hôpital, d’autres faire de la régulation médicale. La réalité sociétale a changé, il faut le prendre en compte dans nos études.
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