Si la régulation à l’installation des médecins, régulièrement à l’ordre du jour des parlementaires, n’a jamais été adoptée jusqu’à maintenant, elle n’en inquiète pas moins les professionnels de santé, comme en témoignent les résultats de l’enquête menée par Le Quotidien du médecin auprès de ses lecteurs. Plus de 65 % des 464 participants se montrent ainsi inquiets des initiatives parlementaires. Et ils alertent quant à un encadrement de l’installation : pour près de 60 %, ce serait contre-productif. Plus de 12 % y sont opposés tout en estimant que c’est inévitable. Et 23 % pensent que c’est nécessaire tout de suite. « Aujourd’hui, la population a une demande légitime d’accès aux soins, mais l’état des lieux ne nous permet pas d’y répondre. Réguler l’installation nous paraîtrait une réponse très simple mais aussi simpliste », avertit Bastien Bailleul, président de l’Isnar-IMG, syndicat des internes de médecine générale. Son aîné, le Dr Franck Devulder, président de la CSMF, renchérit : « Nous voyons bien que les députés sont en souffrance sur leur territoire face aux demandes de leurs administrés sur l’accès aux soins. Nous entendons ceux qui disent : “On a tout essayé, donc maintenant essayons la contrainte.” Ils oublient un certain nombre de pistes. » Sur la proposition de loi ­Garot, la présidente de MG France, la Dr ­Agnès ­Giannotti, cingle : « C’est une vision à court terme avec un unique objectif de pouvoir dire qu’ils l’ont fait. »

Expansion des zones sous-dotées

Et si régulation il devait y avoir, plus de 35 % des participants refusent de se prononcer sur la forme que cela pourrait prendre, quand près de 36 % privilégient une interdiction de s’installer dans certaines zones dites surdotées. Mais il suffit de consulter les zonages des agences régionales de santé pour constater que la France n’en compte plus beaucoup. Actualisé fin février, le zonage du Centre-Val de Loire aboutit, par exemple, à des zones d’intervention prioritaire (ZIP) et d’action complémentaire (ZAC) couvrant environ 85 % de la population. Début mars, l’ARS Hauts-de-France a également fait évoluer son zonage médecin généraliste, ajoutant des zones d’accompagnement régional (ZAR). Au total, 72,4 % de la population vit dans une des trois zones, contre près de 65 % précédemment, indique l’ARS. « 96 % des Franciliens résident dans des territoires sous-denses », rappelait en août dernier l’ARS d’Île-de-France. Et la liste continue ainsi. Quant à la proposition de n’autoriser une installation qu’à la condition d’un départ (près de 15 % des répondants privilégieraient cette solution), encore faudrait-il avoir plus de médecins prêts à poser leurs valises que de praticiens décrochant leur plaque. L’Atlas de la démographie du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) publié en octobre montre un frémissement des effectifs (+ 1,4 %) entre 2023 et 2024, tandis que l’exercice libéral exclusif recule très légèrement (- 0,5 % entre 2023 et 2024), poursuivant la tendance amorcée depuis plusieurs années : « Entre 2015 et 2024, l’effectif des médecins en activité ayant un statut libéral exclusif a diminué de 4,9 % tandis que celui des salariés a augmenté de 15,7 % et celui des mixtes de 14,6 % », indique le Cnom.

Alerte sur l’attractivité de la médecine libérale

Alors, adopter des mesures contraignantes sur l’installation ne risque-t-il pas d’avoir l’effet inverse de celui attendu par les élus ? Pour près de 67 % de nos lecteurs, la désaffection des jeunes vis-à-vis de la médecine libérale sera la principale conséquence, devant la multiplication du remplacement (près de 42 %). « Nous avons une profession et un mode d’exercice assez fragiles aujourd’hui. Ajouter une loi coercitive ou de régulation, c’est ajouter des contraintes, qui risquent de se traduire par une fuite des libéraux vers d’autres modes d’exercice notamment », alerte le Dr Kilian Thomas, premier vice-président du syndicat Reagjir. La Dr ­Giannotti renchérit : « Plus on mettra de contrainte, moins on sera attractif et moins on aura de médecins traitants. Cela ne peut qu’aggraver le problème. Si la proposition de loi est adoptée, ils en porteront la responsabilité. »

Par ailleurs, pour un peu plus de 32 %, ce sera aussi le retour de la revente de cabinet ou de patientèle. « On voit déjà que la médecine générale perd de son attrait. Cette année, nous n’avons pas rempli les bancs des facs. Si on ajoute de la régulation, on risque de la rendre encore moins attractive », indique Bastien Bailleul, qui voit également un risque de fracture financière entre ceux qui, à la sortie de leurs études, pourront racheter une patientèle et ceux qui n’en auront pas les moyens. Le Dr Devulder craint également la création d’« un certain effet d’aubaine » si on conditionne l’installation au départ d’un confrère : « Les cabinets, les patientèles vont devenir courues, et généralement, cela se revend ! » Un autre risque concerne les départs anticipés de médecins, selon près de 29 % des participants. Plusieurs lecteurs évoquent des départs à l’étranger. Seuls 26 % y voient une façon d’améliorer l’accès aux soins.

Et un des participants à notre enquête interroge : « Comment vont réagir les patients sachant que ce médecin partira dès que possible, surtout en l'absence de tout environnement social, administratif ou scolaire ? » La politique d’aménagement du territoire est en effet pour près de 53 % des répondants un des leviers pour faciliter l’installation, juste après une majoration de la rémunération dans les zones sous-denses (près de 59 %), mesure d’ailleurs prévue dans la nouvelle convention médicale via le forfait patientèle médecin traitant. Quatre autres solutions séduisent plus d’un quart des participants : davantage d’aides financières, le salariat dans des centres de santé, des cabinets clés en main et un guichet unique qui fonctionne.

Face aux réunions qui peuvent être organisées par les URPS, Bastien Bailleul invite à inclure aussi « les agences régionales de santé, la Cpam, l’Ordre, les départements de médecine générale des facs alentour… Il faut réunir tous les acteurs au même endroit dans chaque département. » L’universitarisation est, elle, choisie par près de 22 % de nos lecteurs. « La plupart du temps, les aides à l’installation ne sont pas le déterminant du choix du lieu. Ce sont souvent des opportunités autour d’un endroit qui parlent à l’étudiant : là où il a de la famille, où il a fait un stage… Il faut développer des antennes universitaires pour que le recrutement se fasse de manière homogène sur le territoire », note le Dr Kilian Thomas. Le Dr Franck Devulder cite également l’universitarisation comme un levier. Et, face aux risques d’une adoption de la proposition de loi transpartisane, il conclut : « Même si elle était votée, il restera sa mise en application… »