Quel cauchemar, quelle horreur ! Comment vais-je me sortir de là ? Épuisé, tête en coton, jambes molles, Georges ressasse sa situation avec ce qui lui reste de lucidité : il est en garde à vue et subit, depuis bientôt douze heures, l’interrogatoire inlassable de l’inspecteur Bouchais. On dirait que ce flic est capable de vivre sans sommeil. Hargneux, machiavélique… Georges ne trouve pas d’adjectif assez sordide pour décrire le policier. En même temps, il mesure l’impasse dans laquelle il se trouve. Son meilleur ami est mort. Il a dîné avec lui et l’a sans doute ensuite accompagné dans le bar du Marais où s’est déroulé le drame. Sans doute… Car, quoi qu’en dise l’inspecteur, Georges est incapable – vraiment incapable – de se souvenir de cette dernière partie de la soirée.
Du lycée à la vie adulte, Bertrand et Georges étaient restés amis, en dépit de leurs différences. En classe, l’un excellait en sciences et en maths, l’autre en lettres. Georges se délectait de lecture, se rêvait poète ou écrivain. Bertrand, lui, aurait mis le monde en équation. Mais la recherche ne l’intéressait pas. « Arrête de rêver, Georges, c’est la finance qui mène tout. Allez, il faut gagner du pognon ! »
En dépit – ou à cause – de ces différences, les deux copains n’avaient jamais essuyé de disputes graves. Ils partageaient un amour de la vie, des sorties conviviales où l’on évoque les souvenirs de jeunesse. Bertrand était devenu gestionnaire de fortune dans une banque privée ; Georges travaillait pour une maison d’édition. Ils conservaient leurs ambitions et avaient gardé le goût d’échanger sans censure ni acrimonie. Ils aimaient, entre hommes une fois par mois, refaire le monde.
Le 13 avril, pour leur dîner mensuel, les deux amis s’étaient retrouvés à la Brasserie des Amis, non loin de l’hôtel de ville. Bertrand était en pleine forme. Il venait de réussir une belle opération pour un gros client. Il espérait un bonus qui lui permettrait d’emmener Geneviève, sa fiancée, en week-end romantique. « Un peu toc ton truc, non ? », avait ironisé Georges. Il était fatigué. Plein les pattes d’une semaine au salon du livre de Grifouilly. Auteurs médiocres. Public inconsistant. Et des cocktails à plus soif. À la fin de ce marathon, il avait la désagréable impression de subir des absences. De courte durée mais répétés, ces moments de vertige pesaient sur son moral.
— Je vieillis, avait-il dit, amer, à Bertrand. Alzheimer me guette.
— Ne fais pas des montagnes de rien ! Allez, viens, on va s’en jeter un dernier. Je connais un chouette bar pas loin d’ici, dans le Marais.
Mais, en dépit de l’insistance de son ami, Georges avait dû rechigner à le suivre, décidément trop fatigué. Lors du dîner déjà, ils avaient liquidé scotch et vin rouge sans lésiner. Mieux valait arrêter là. Bertrand avait-il cédé ? Georges en était convaincu. « OK, Rentre soigner tes vieux os. J’y vais tout seul. À la prochaine. » Une tape dans le dos et… plus rien.
Monsieur l’Inspecteur, je n’ai pas accompagné Bertrand Trumeaux. J’ai dû rentrer chez moi. »
— Arrête tes salades ! Bouchais est hors de lui. Où sont tes témoins ?
À ce point de l’interrogatoire, Georges bascule soudain dans le noir.
— Il ne va quand même pas nous claquer dans les doigts, clame Bouchais. Vite, un médecin !
Prochain épisode dans notre édition du 29 juin
Jeanne Mazabraud: Originaire du Sud-Ouest de la France, Jeanne Mazabraud, est de retour en France après avoir travaillé à l'étranger pendant plus de vingt ans. L'écriture de fiction en langue française, est pour elle, comme pour ses lecteurs, une source d'épanouissement et de plaisir depuis toutes ces années.
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