L'émir kakouyide Ala ad-Dawla Muhammed se réveille avec la sensation d'étouffer. Portant instantanément les doigts à son nez, il y découvre un filet de sang qui, au matin, s'est coagulé. Voilà trois jours qu'il saigne en continu. Il a beau tenter d'obstruer ses narines avec des feuilles de menthe, un petit caillot se forme alors et l'oblige à retirer ces bouchons de fortune.
L'émir est hémophile. Avicenne a diagnostiqué sa pathologie voici quelques années. Un saignement sévère des gencives et de petites blessures trop hémorragiques, ont peu à peu forgé l'intuition du médecin. Malade, le suzerain s'est empressé de s'attacher les services de l'insatiable érudit. Une fois encore, il l'appelle à son chevet.
Le palais de l'émir est une merveille architecturale. Encadrée de fiers minarets, sa façade est rythmée par des arcs aveugles, ornés de décors de mosaïque. Des moucharabiehs de bois précieux courent au-dessus des patios noyés de bougainvilliers. Des dizaines d'oiseaux se disputent les arbustes en fleurs. Avicenne pénètre dans les appartements de son puissant protecteur. Le parfum des orangers flotte jusque dans les coursives. Un serviteur zélé précède le médecin jusqu'à l'immense chambre d'Ala ad-Dawla Muhammed.
Le suzerain est étendu sur son lit, doigts et visage tachés de sang. Après un interminable échange de salutations d'usage, Avicenne déplie la pièce de tissus qu'il porte sous son bras. Il s'agit de l'ample pashmina qu'il a commandé et qui lui a été confectionné par le tisserand égyptien. Sa couleur est si intense et lumineuse qu'elle accroche aussitôt le regard de l'émir.
Sans un mot, le praticien enveloppe consciencieusement le malade le noyant dans le bleu. Le suzerain, ainsi emmailloté, ressemble à un vieux nourrisson. Avicenne lui demande de lui faire confiance et de se laisser aller. L'émir, d'abord un peu surpris, finit par se détendre. Après seulement quelques minutes, son rythme respiratoire s'apaise et le filet de sang qui roule sur ses lèvres commence à se tarir. Un quart d'heure plus tard, il dort paisiblement et son nez, nettoyé à l'eau de jasmin, ne saigne plus. Le bleu égyptien a bien fait son œuvre, ralentissant le flux sanguin jusqu'à le stopper.
Avicenne, satisfait, rentre chez lui, non sans avoir laissé quelques consignes à l'attention des serviteurs. On devra lui ramener son pashmina et l’appeler en cas de récidive. La nuit commence à tomber sur la ville d'Ispahan. Les ruelles sont presque désertes, uniquement arpentées par des chats faméliques.
Le médecin a manqué le spectacle du coucher de soleil. Il a toujours été fasciné par le ciel et souhaiterait plus que tout en comprendre les mystères. Il lui faudra étudier cela, une fois rédigés les traités de médecine dictés par sa longue expérience.
En ce moment et grâce à ce bleu, il théorise la thérapeutique des couleurs. Toujours proposer une teinte contraire à la pathologie rencontrée. Un inventaire exhaustif est en préparation. Avicenne espère que Dieu ne lui en veut pas de sans cesse repousser les frontières de la curiosité. Il s'installe à sa table de travail et, à la lueur d'une flamme, poursuit, des heures entières, la rédaction de ses thèses. Épuisé, il s'endort sur son grimoire. Mais des coups dans la porte, assortis de cris de panique, réveillent Avicenne. Un patient en détresse à sûrement besoin de lui…
Prochaine histoire courte dans notre édition du 6 juin
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