Svetlana Alexievitch, Carole Martinez, Toby Barlow

La réalité transfigurée

Publié le 19/10/2015
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La Biélorusse Svletana Alexievitch

La Biélorusse Svletana Alexievitch
Crédit photo : AFP

Couronnée pour « son œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque », Svetlana Alexievitch est la première Biélorusse à obtenir le Nobel de littérature, le sixième auteur de langue russe et la quatorzième femme primée depuis la création du prix en 1901 (contre 111 hommes). C’est une écrivaine à la tonalité unique qui, en mêlant le documentaire et le poétique, a montré ce qu’il y avait d’humain dans l’homme : « J’ai toujours été curieuse de savoir combien il y avait d’humain en l’homme, et comment l’homme pouvait défendre cette humanité en lui. »

Née en Ukraine dans une famille biélorusso-ukrainienne, grandie dans la campagne biélorusse auprès de ses parents enseignants et diplômée de l’école de journalisme de Minsk, Svetlana Alexievitch n’a commencé à publier qu’en 1985, à l’âge de 37 ans, créant d’emblée la polémique. « La guerre n’a pas un visage de femme », recueil de témoignages d’anciennes combattantes de la Deuxième Guerre mondiale – suivi la même année de « Derniers témoins », la guerre vue par des hommes et des femmes qui, à l’époque, étaient des enfants – a en effet été jugé « antipatriotique, naturaliste et dégradant » ; bien que dénoncé comme relevant de la haute trahison, le livre (soutenu par Mikhaïl Gorbatchev, qui dirigeait alors l’Union soviétique), s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires.

Sont parus ensuite « les Cercueils de zinc » (Christian Bourgois, 1991), paroles de soldats soviétiques revenus de la guerre d’Afghanistan, nouveau scandale et procès ; « Ensorcelés par la mort » (1993), sur les suicides qui ont suivi la chute de l’URSS ; « la Supplication. Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse » (JC Lattès, 1998), interdit aujourd’hui encore en Biélorussie ; puis « la Fin de l’homme rouge. Le temps du désenchantement » (Actes Sud, 2013), sur la fin de l’URSS et les anciens Soviétiques confrontés à une utopie brisée.

Autant d’ouvrages qui lui ont valu des grands prix littéraires dans de nombreux pays mais qui n’ont pas empêché les brimades dans son propre pays, qui l’ont contrainte à des exils répétés en Europe pendant plus de douze ans. Depuis deux ans, elle vit à nouveau à Minsk.

Très ancrée dans l’Histoire, son œuvre est cependant totalement littéraire. Ce ne sont pas les événements qui l’intéressent, ni les démiurges qui les créent, mais les gens qui vivent et subissent les spasmes de l’histoire, ceux à qui on ne demande rien et qui se taisent. Ce sont leurs voix profondément originales et singulières qu’elle donne à entendre, leurs émotions profondes qu’elle restitue dans toute leur complexité. « Je n’écris pas l’histoire des faits mais celle des âmes », dit-elle. Elle seule connaît l’alchimie qui permet de transformer le journalisme ou l’histoire en littérature.

Actes Sud vient de publier, dans la collection « Thesaurus », « Œuvres » (1), qui regroupe trois « romans de voix » de la prix Nobel, « la Guerre n’a pas un visage de femme », « Derniers témoins » et « la Supplication », précédés d’un entretien de l’auteur avec Michel Eltchaninoff.

Démons et merveilles

Carole Martinez est une ensorceleuse. Moins parce que ses deux premiers livres, parus sans tambour ni trompettes, ont connu des succès fulgurants (« le Cœur cousu » et « Du domaine des Murmures », Goncourt des lycéens 2011) que parce qu’elle nous ouvre la porte d’univers où le merveilleux va de pair avec la réalité la plus terre à terre.

« La Terre qui penche » (2) est, comme les précédents romans, un conte où les deux personnages principaux n’en font qu’un : Blanche, qui est morte en l’an 1361, dans sa douzième année, et l’âme de l’enfant, qui continue d’errer. Que s’est-il passé six siècles auparavant ? Avec ses questions d’aujourd’hui « la vieille âme » interroge « la petite fille », qui se remémore et raconte sa brève et douloureuse enfance, jusqu’au moment où son père l’a offerte au fils simplet du seigneur du domaine des Murmures pour faire venir la pluie et combattre les maladies.

Dans les pas de cette enfant rebelle qui s’acharne à apprendre à lire et à signer son nom, on suit le cours de la Loue et on entre dans ce Moyen Âge aussi tumultueux et imprévisible que l’enchanteresse rivière jurassienne. L’époque n’est pas tendre, avec ses seigneurs tout-puissants et ses miséreux, ses épidémies, ses guerres et autres calamités. Mais aussi ses ogres, ses fées, ses esprits et ses sortilèges. Il est impossible de ne pas se laisser charmer par ce mélange de violences et de songes qui est le propre de l’écriture de Carole Martinez et qui fait naître des images et des émotions très fortes.

L’Américain Toby Barlow – qui avait surpris avec « Crocs », sur des meutes rivales de loups-garous à Los Angeles – récidive avec « Babayaga » (3), un récit rocambolesque où la moindre des péripéties n’est pas de voir un commissaire de police transformé en puce et contraint de poursuivre son enquête en sautant de chien en rat. C’est la faute des Babagayas, ces vilaines sorcières qui séduisent les hommes pour mieux les croquer, mais il faut reconnaître que les intrigues retorses des services secrets américains et les avatars d’un savant fou qui modifie la réalité pour mieux la tordre ajoutent à l’imbroglio de cette fable plutôt délirante.

(1) Actes Sud, 800 p., 26 euros.

(2) Gallimard, 366 p., 20 euros.

(3) Grasset, 458 p., 23 euros.

Martine Freneuil

Source : Le Quotidien du Médecin: 9442