« Moïse et Aaron » à l’Opéra de Paris

Sauvé par la musique

Publié le 26/10/2015
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Entre abstraction et kitsch

Entre abstraction et kitsch
Crédit photo : E. UHLIG/OPÉRA DE PARIS

Une œuvre radicalePhoto shows: J.S. Bou, Sir W.White, B.Hannigan, T.Lehitpuu, R.Shaham, A.Wolf, J...

Une œuvre radicalePhoto shows: J.S. Bou, Sir W.White, B.Hannigan, T.Lehitpuu, R.Shaham, A.Wolf, J...
Crédit photo : B. UHLIG/OPÉRA DE PARIS

Des effets sophistiqués

Des effets sophistiqués
Crédit photo : B. UHLIG/OPÉRA DE PARIS

Plus proche de l’oratorio, par son sujet inspiré de « l’Ancien Testament », que de l’opéra, « Moïse et Aaron » est le testament religieux du compositeur autrichien exilé en Amérique, qui avait renoncé au judaïsme pour se convertir au christianisme méthodiste luthérien, avant d’y revenir à la fin de sa vie. Il en a lui-même composé le livret, qui est assez faible. La musique relève de la théorie atonale sérielle dodécaphonique, inventée par Schönberg et développée avec les autres compositeurs de la Deuxième École de Vienne, Alban Berg et Anton Webern, une voie suivie un temps par les compositeurs du début du XXe siècle et restée dans une impasse. Ce langage musical très complexe a donné vie à des ouvrages lyriques réussis, dont la quasi contemporaine « Lulu » de Berg, également inachevée, est le meilleur exemple, et « Moïse » le contre-exemple, tant l’action dramatique peine à se démarquer du discours rhétorique. À savoir le conflit d’idées sur la verbalisation de la pensée représentée par Moïse, qui n’est pas un parleur et milite pour un dieu unique non représentable et s’exprime en « chanté parlé » (Sprechgesang), et Aaron, son frère, plus éloquent et chanté par un ténor lyrique, qui plaide le recours aux idoles visibles et palpables pour ramener à la foi le peuple d’Israël en exil et sous le joug des Pharaons.

De grands moyens

On l’aura compris – et surtout par l’inachèvement, avec la fin abrupte de la mort de Moïse déclarant « Ô verbe, verbe qui me manques » –, il s’agit d’un ouvrage radical et austère. Depuis sa création scénique à Zurich en 1957, aucune mise en scène n’est apparue comme une référence absolue, toutes les tentatives naviguant entre l’abstraction plus ou moins totale et le kitsch de la visualisation à l’extrême. On ne saura jamais quel miracle aurait pu réaliser Patrice Chéreau, pressenti pour ce projet, confié, après sa disparition en 2013, au metteur en scène italien Romeo Castellucci. Ce dernier, très en vogue en France cette saison (le Festival d’Automne à Paris), a déployé des moyens considérables pour rendre la scénographie et la figuration spectaculaires mais échoue à donner à la mince et antinaturelle action dramatique un semblant de départ de vérité scénique. Utilisant l’espace immense de la scène bastillane, avec des effets très réussis de brume blafarde, jouant avec le blanc et le noir pour opposer les deux actes et utilisant des gadgets sophistiqués et coûteux, il a créé un spectacle en surimpression duquel le spectateur est gavé de mots projetés sur un écran. Vu du milieu de l’orchestre, on a du mal à comprendre ce que font tous ces personnages s’agitant avec des bandes magnétiques déroulées, de l’encre noire dont ils peignent les idoles, notamment le fameux taureau blanc, dont « le Canard enchaîné » a révélé le coût faramineux (5 000 euros par soirée pour quinze minutes de présence), ou l’engin spatial qui symbolise le serpent. Danse du Veau d’or et Orgie passent à la trappe, bien qu’une chorégraphe émarge au générique… On reste perplexe devant tant de technologie et, disons-le, de gaspillage.

Heureusement, musicalement c’est un sans-faute, d’autant plus louable que l’œuvre demande une virtuosité immense aux choristes. Le Chœur de l’Opéra, préparé pendant une saison entière par José Luis Basso et son adjoint Alessandro di Stefano, a été impressionnant de force, précision, chaleur, phonétique, beauté vocale et crédibilité. La partie orchestrale, elle aussi diabolique, était somptueusement traitée par Philippe Jordan, qui a réussi à humaniser cette partition aride et à donner à la soirée une étincelle de chaleur. Malgré les quelques huées d’usage pour Castellucci et ses acolytes, le spectacle a été très bien reçu par le public de la première. Ses trois interprètes principaux, le Chœur, Thomas Johannes Mayer (Moses) et John Graham-Hall (Aron), et surtout le chef d’orchestre et les deux chefs de chœur ont été acclamés comme les grands vainqueurs d’un triomphe qui n’était pas gagné d’avance.

Opéra de Paris-Bastille, jusqu’au 9 novembre. Places de 5 à 210 euros. Diffusion en direct sur Arte le 23 octobre et sur France Musique le 31 octobre. www.operadeparis.fr.
Olivier Brunel

Source : Le Quotidien du Médecin: 9444