Il était une voix

Si on chantait ?

Publié le 19/06/2012
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À L’ORIGINE, nous chantions. Les aèdes chantaient la poésie et les mythes fondateurs de la Grèce. Quand on se penchet sur son enfance, il y a toujours une chanson qui traîne, comme quelque Rosebud fredonnée. Parfois, trois petites notes de musique au creux du souvenir.

Est-ce à dire aussi, comme le répète un adage qui sent l’hypocrisie à la Maurice Chevalier, qu’en France et ailleurs tout finit par des chansons ? Vincent Delecroix préfère affirmer que tout finit par une parole qui ne chante plus, « une humanité aphone ou bavarde, affairée et efficace, un monde radicalement silencieux ou bruyant, mis en couple réglée par la raison technicienne ».

En tuant le chant, la parole l’a frappé de nostalgie et de mélancolie. Le chant est devenu crépusculaire, nous ne pouvons plus chanter que la fin du chant. Nous sommes désenchantés. Mais il y a dans la culture de quoi casser cet abandon à la mélancolie, et l’auteur va un peu vite en besogne en affirmant que le chant s’est dégradé en allant d’Orient en Occident.

Le mythe de Don Juan fait de celui-ci un être de musique plus que de parole. La conquête est une valse. « On commence par chanter parce qu’on commence par aimer, désirer d’un désir immédiat, dévorant, tournoyant, indomptable et allègre. » Ce flot sensuel, à la fois innocent et démoniaque, est celui de la vie qui aime tout. À noter qu’avec l’opéra et le mythe reviennent les paroles qui parfois assujettissent la mélodie.

Conservatoire.

Au travers d’une pluralité de paragraphes conçus comme autant de couplets, on sent que Vincent Delecroix fait aller sa sympathie vers le chanteur isolé que nous sommes tous, le fredonneur de salle de bains que nous évoquions. Peut-être n’est-il pas harmonieux, il n’a pas de public, mais son être est sculpté, individué par sa modeste chanson.

Car avec le collectif tout se met à grincer. Chanter ensemble, dit l’auteur, « c’est aussi bien se rendre sourd à tous les autres chants (...) C’est un conservatoire : il fabrique de l’identité et la maintient. » Ceux, et ils sont nombreux, qui ont braillé autrefois du Hugues Aufray avec leurs potes dans une ambiance feu de camp seront étonnés de cette affirmation. Mais il est plus particulièrement question de l’emprise utilisée par les religions, au travers des chœurs et de leur liturgie, pour séduire par la beauté des voix célestes. De même, une certaine folklorisation du chant (polyphonies corses ou roucoulades basques) peut, en créant là encore des conservatoires de langues et de dialectes, momifier la langue. Soit...

Justement, cette cinquantaine de couplets assument pleinement une subjectivité légère et un grand nombre de contradictions, mais jamais cela ne tient du refrain insistant et entêtant. Si l’auteur émet des philosophèmes qui risquent d’évincer la musique, il nous propose de les prendre comme de simples chants du signe.

Vincent Delecroix, « Chanter - Reprendre la parole », Flammarion, 347 p., 19 euros.

ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : Le Quotidien du Médecin: 9144