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Environnement

Médicaments, peut-on prescrire plus vert ?

Par Irène Lacamp - Publié le 13/06/2022
Médicaments, peut-on prescrire plus vert ?


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En matière de santé, la Journée mondiale de l’environnement, qui s’est tenue le 5 juin, constitue l’occasion de revenir sur l’impact écologique des médicaments… et sur la possibilité de réduire au cabinet l’incidence environnementale des prescriptions.

Faire ses visites à vélo, réduire les fuites énergétiques de ses locaux, numériser au maximum ses démarches, etc. Les leviers couramment avancés pour réduire l’impact environnemental des cabinets de médecine relèvent d’abord de gestes peu spécifiques à l’exercice de la médecine générale. Mais est-il possible d’aller plus loin en changeant certaines pratiques de prescription ?

La question apparaît d’autant plus légitime que selon un rapport du Shift Project – think tank chargé « d’éclairer et d’influencer le débat sur la transition énergétique et climatique en Europe » –, plus de 20 % des émissions de gaz à effet de serre imputables au secteur de la santé dépendent en fait de « l’achat de dispositifs médicaux » et 33 % de « l’achat de médicaments », loin devant les transports médicaux, les déplacements professionnels, la consommation d’énergie, etc.

Une industrie particulièrement concernée

En termes de production, « l’industrie pharmaceutique est confrontée non seulement aux mêmes problématiques que l’industrie chimique (recours à des solvants particulièrement polluants, notamment) mais aussi à des problématiques spécifiques, liées à l’activité pharmacologique des métabolites et impuretés de synthèse, alors hautement toxiques », explique Philippe Uriac, professeur émérite de pharmacie et chercheur en chimie pharmaceutique à l’Université de Rennes 1. Facteur aggravant : la délocalisation de la fabrication des médicaments principalement en Chine et en Inde, « où les normes environnementales – et de sécurité – restent moins exigeantes », souligne le Pr Uriac. Or, pour le spécialiste, des relocalisations massives de la production ne seraient pas d’actualité. De plus, « l’évolution de la chimie fait que l’on a de plus en plus recours à des catalyseurs métalliques, nocifs pour l’environnement. Dans le même esprit s’est développée toute une chimie du fluor, dont on connaît la toxicité au même titre que les autres composés halogénés. »

Au-delà de la production, les autres activités industrielles permettant la mise à disposition des médicaments – ou favorisant leur vente – contribuent à faire grimper leur empreinte carbone, que ce soit leur transport, leur conditionnement, leur distribution « mais aussi l’entretien des sites de production, les conférences et voyages, etc. », énumère le Pr Florentia Kaguelidou, pharmacologue clinicienne à l’Université de Paris.

Et, en bout de chaîne, l’élimination des médicaments pose aussi problème. « Leur consommation et leur excrétion – sous forme de métabolites parfois encore actifs – sont à l’origine d’une accumulation inévitable dans l’environnement », explique le Pr Kaguelidou. Mais une mauvaise gestion des médicaments non utilisés (MNU) est aussi en cause. « Trop de MNU finissent encore jetés dans les poubelles et surtout les toilettes et les éviers », déplore le Dr Florence Brunet-Possenti, oncodermatologue et coordinatrice de l’UE Enjeux Climat-Santé-Environnement à l’Université de Paris. Ainsi, nombre de molécules pharmaceutiques et leurs dérivés seraient retrouvés dans les réseaux d’eaux. Une récente étude des Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), qui s’est intéressée à 250 rivières du monde, a montré que la majorité étaient contaminées par des produits pharmaceutiques.

Des mesures pour réduire l’impact des médicaments non utilisés

Dans ce contexte, les lignes commencent à bouger pour réduire l’impact écologique des médicaments, y compris du côté des industriels. Comme le rappelle le Pr Uriac, les laboratoires doivent depuis plusieurs années évaluer la toxicité environnementale des principes actifs des médicaments avant toute demande d’AMM. Des mesures ont aussi été prises afin de réduire le nombre de MNU susceptibles de finir au tout-à-l’égout. « Un décret est paru début 2022 pour autoriser les pharmaciens d’officine à dispenser à l’unité certains médicaments, à commencer par des antibiotiques », indique le Dr Eva Kozub, généraliste et coordinatrice du groupe de travail Santé planétaire du Collège de la médecine générale (CMG).

Cependant, ces efforts restent insuffisants. Par exemple, la délivrance à l’unité des médicaments est encore limitée du fait du caractère vague et non contraignant du dispositif. « Les pharmaciens ne sont pas accompagnés, et la dispensation à l’unité nécessite de la ressource humaine, de la place, du temps puisqu’il faut déconditionner, couper les blisters, etc. », regrette le Dr Brunet-Possenti. Pour la revue Prescrire, en l’état, la mesure pourrait même constituer une « source d’insécurité, dès lors que les comprimés ne sont pas tous présentés en plaquettes unitaires et que certains aspects ne sont pas clarifiés (fourniture d’une notice à jour notamment) ».

En attendant mieux, certains prescripteurs s’engagent dans une réflexion visant à réduire par eux-mêmes l’impact environnemental de leurs ordonnances.
Dans ce cadre, le groupe de travail sur la santé planétaire du CMG suggère d’abord de limiter les prescriptions de médicaments. « Le généraliste doit pouvoir présenter les autres options (non médicamenteuses) possibles (à ses patients) », souligne le groupe sur le site du CMG. « Cette recherche d’alternatives – qui ne doit en aucun cas mener à une perte de chance – peut aussi conduire à envisager la “prescription de nature”, à discuter avec le patient de prévention, de cobénéfices, etc. », ajoute le Dr Kozub.

Pour le groupe de travail sur la santé planétaire du CMG, cette sobriété va de pair avec la « sensibilisation des patients à une bonne gestion des médicaments à domicile ». Dans ce cadre, une pratique de prescription intéressante consiste en l’apposition systématique, au bas des ordonnances, d’un message incitant à rapporter à la pharmacie les MNU. « L’objectif est que les 17 000 tonnes de MNU qui restent dans les armoires à pharmacie ne finissent pas dans les éviers, les toilettes ou les poubelles », insiste le Dr Brunet-Possenti.

Pas de classification exhaustive

Mais au-delà de ces principes généraux, l’objectif serait de pouvoir être plus discriminant et, à prescriptions égales, éviter les spécialités les plus polluantes et préférer les produits les moins nocifs pour l’environnement.

Cela pourrait par exemple s’avérer possible dans le traitement de l’asthme, où les médicaments dont l’administration dépend de l’utilisation d’un gaz propulseur apparaissent potentiellement plus polluants que les autres. « Malgré le reconditionnement de ces médicaments il y a une quinzaine d’années avec de nouveaux gaz censés être moins impactants pour la couche d’ozone, ces produits contribueraient encore à l’effet de serre », rapporte le Pr Kaguelidou. Se passer de ces médicaments chez certains patients apparaît par ailleurs faisable dans la mesure où des alternatives sont disponibles. Par exemple, la Ventoline peut être remplacée par une spécialité de salbutamol en poudre (Ventilastin), même si cette option thérapeutique n’est pas idéale. Du fait d’une coordination main-bouche difficile, « les dispositifs sans gaz propulseur ne peuvent pas être utilisés chez nombre d’enfants, voire chez certaines personnes âgées, et ces médicaments en poudre apparaissent onéreux », souligne le Pr Kaguelidou.

Au-delà de ces considérations galéniques, il apparaît encore globalement difficile d’identifier les produits pharmaceutiques particulièrement polluants.

Certes, certaines classes pharmacologiques entières sont connues pour leur écotoxicité. À l’instar des œstrogènes, « dont on sait qu’ils sont (directement) à l’origine d’une féminisation des poissons », souligne le Dr Brunet-Possenti. Dans le même esprit, comme l’explique le Pr Uriac, on sait que la fabrication des dérivés nitrés ou des stéroïdes est particulièrement nocive pour l’environnement. Toutefois, la difficulté est de trouver des alternatives pour ces vastes groupes de molécules, indiquées en première intention dans de nombreuses situations cliniques.

En fait, on manque encore de moyens pour discriminer en fonction de leur impact environnemental les molécules appartenant à une même famille thérapeutique, voire à une même classe pharmacologique, même si de premières initiatives sont à saluer. À l’instar d’une classification de diverses molécules pharmaceutiques en fonction de leur écotoxicité aquatique : l’Environmentally Classified Pharmaceuticals (2014-2015). Ce document élaboré en Suède révèle par exemple que le zopiclone s’accumulerait bien plus dans les tissus adipeux des organismes aquatiques que le zolpidem. De même pour l’ébastine, plus impactante que la desloratadine. Cependant, cette classification reste limitée : nombre de médicaments ne sont pas pris en compte, le document n’a pas été mis à jour depuis plusieurs années, seul l’impact direct des principes actifs sur l’écosystème aquatique est considéré, etc.

À noter par ailleurs le cas particulier des principes actifs chiraux – asymétriques –, existant en deux versions non superposables dans un miroir plan, appelées énantiomères. La synthèse de produits énantiopurs (ne contenant qu’un des deux énantiomères) pouvant faire appel, comme le rappelle le Pr Uriac, à des catalyseurs polluants et plus généralement à des étapes supplémentaires, il apparaît tentant de préférer les médicaments contenant un mélange des deux énantiomères – en cas de commercialisation concomitante des deux types de produits pour un même principe actif. En particulier en cas de rapport bénéfices-risques proche pour les deux types de produits, comme c’est le cas avec l’oméprazole (mélange d’énantiomères) et l’ésoméprazole (produit énantiopur), ou encore avec la cétirizine (mélange) et la lévocétirizine (énantiopur). Cependant, cette démarche semble nécessiter une bonne connaissance des médicaments, et ne concernerait pas tous les produits pharmaceutiques.

En fait, pour l’heure, aucun document de référence ne centraliserait toutes les informations concernant non seulement l’écotoxicité des principes actifs pharmaceutiques mais aussi l’impact global, associé à leur mise à disposition. « Et ce, parce que la démarche semble complexe, et devrait être validée de manière indépendante et multipartenaire », explique le Pr Kaguelidou. Aussi, pour la pharmacologue clinicienne, il apparaît difficile, voire inopportun, de recommander d’abandonner totalement la prescription de certains produits.