Alors que la spécialité Anesthésie-Réanimation est aujourd’hui menacée de fragmentation par la proposition de loi sur la profession infirmière, et que la liberté d’installation de tous les médecins est directement mise en péril par la loi Garot — adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale — deux professeurs retraités d’Anesthésie-Réanimation ont récemment choisi de soutenir publiquement ces projets coercitifs (1).
Leur tribune, coupée des réalités du terrain, nourrit une vision autoritaire et stigmatisante de la médecine, exposant toute la profession à la vindicte publique — sans nuance ni sens des responsabilités.
Face à cette prise de position, nous — représentants des médecins du bloc opératoire (anesthésistes, chirurgiens et obstétriciens), coprésidents du syndicat Le Bloc (union AAL ; UCDF ; Syngof) — entendons y répondre avec fermeté et responsabilité.
L’État organise l’enseignement, il ne possède pas ses étudiants
Certes, l’État finance l’enseignement supérieur — mais il le fait pour toutes les filières universitaires en France. Et cela ne crée en rien une obligation de « remboursement » sous forme de servitude : les études de droit, d’ingénierie, de lettres ou d’économie sont tout autant subventionnées, sans que leurs diplômés ne soient assignés d’office à une résidence professionnelle ou contraints à exercer dans une zone déterminée. Contrairement aux élèves magistrats ou à certains fonctionnaires en formation à l’ENM ou à l’ENA, les étudiants en médecine ne sont liés à aucune obligation de service ou de remboursement s’ils quittent la filière.
L’université est financée par l’impôt pour garantir l’égalité d’accès au savoir — pas pour transformer ses étudiants en main-d’œuvre corvéable.
Les internes, main-d’œuvre essentielle et sous-payée
Les internes effectuent un travail réel, en moyenne 54 à 58 heures par semaine, bien au-delà du cadre légal, pour un salaire de l’ordre de 1 600 € nets par mois, soit un taux horaire d’environ 6,80 € nets, inférieur au SMIC horaire net de 8,50 € à la même période (2).
Ils assurent la continuité des soins, les gardes, les urgences, tout en poursuivant leur formation. L’hôpital public bénéficie d’une main-d’œuvre hautement qualifiée à bas coût, et le rapport est largement en faveur de l’institution, pas des internes.
À l’inverse, les élèves polytechniciens — sous statut militaire — perçoivent une solde pour leur entrée en formation en premier lieu, tout en étant logés et nourris pour un coût modique. S’ils choisissent de ne pas « rendre les années dues », ils ont la possibilité de rembourser leur dette (« la pantoufle »), celle-ci étant éventuellement payée par les entreprises qui les embauchent.
Les professeurs : des rémunérations confortables, des doubles casquettes.
Le titre de professeur hospitalo-universitaire (PU-PH) s’acquiert par concours et par carrière. Il donne lieu à une mission de service public : enseigner, transmettre, soigner — et il est rémunéré en conséquence.
Les PU-PH perçoivent des salaires au titre de la fonction hospitalière et au titre de la fonction universitaire. De plus, ils peuvent exercer une activité libérale à l’hôpital (3) — leurs compléments d’honoraires y sont souvent bien plus élevés que ceux des praticiens libéraux (4) — et percevoir, en sus, des revenus versés par l’industrie pharmaceutique ou les assurances (5). Leur régime de retraite est aligné sur celui de la fonction publique, avec des avantages spécifiques.
Et pendant ce temps ? Le bloc tourne. La réalité quotidienne du bloc opératoire est souvent assurée par les internes, chefs de clinique et praticiens hospitaliers.
Répartition médicale et déserts médicaux : un panorama plus nuancé.
La désertification médicale est une réalité, y compris en Île-de-France où plus de 96 % des Franciliens vivent en zone sous-dotée pour certaines spécialités (6). Et ce constat vaut aussi pour les généralistes (7). Mais si on s’intéresse à la répartition, les généralistes sont les professionnels de santé les mieux répartis sur le territoire : 98 % des Français vivent à moins de dix minutes d’un cabinet médical (8). Ce qui aggrave la fracture territoriale, c’est avant tout la concentration des CHU et des spécialités hospitalières dans les grandes villes — pas la liberté d’installation des libéraux.
Comparaisons trompeuses avec les autres professions de santé.
La régulation n’a en rien empêché la désertification dans les autres professions de santé (9). Si quelque chose est « choquant », c’est la stigmatisation des jeunes médecins qui est contre-productive et méprise leur souffrance : le taux de suicide des internes est estimé à 33 pour 100 000 — soit trois fois plus que la population générale du même âge (10,9 pour 100 000 chez les 25-34 ans).
Le secteur libéral : pilier de la santé publique.
Contrairement à un lieu commun de la pensée hospitalocentriste, la médecine libérale est un pilier de la santé publique. En anesthésie, un tiers des médecins libéraux assurent près des deux tiers de l’activité nationale — et pour un coût moindre que dans le secteur public (10). Plus de la moitié des Français sont opérés dans le secteur libéral, et pour certaines spécialités chirurgicales ambulatoires, ce taux atteint près de 80 % — avec, là encore, un coût moindre pour l’Assurance maladie. (11)
La crise des déserts médicaux exige une réforme en profondeur, construite avec l’assentiment des professionnels de terrain
La crise des déserts médicaux exige une réforme en profondeur, construite avec l’assentiment des professionnels de terrain : relancer la formation, valoriser la médecine de ville, réorganiser les parcours, rendre les territoires attractifs — et surtout, rétablir un véritable dialogue entre générations (12).
La médecine libérale est un pilier de la santé publique.
Nous exerçons tous dans une situation dont nous avons hérité mais que nous n’avons pas choisie. Les jeunes médecins d’aujourd’hui méritent respect, reconnaissance, et liberté. Ce n’est pas en les assignant, ni en les culpabilisant, que des solutions seront trouvées. C’est en les écoutant — et en réformant profondément notre système de santé.
La médecine libérale et les futurs jeunes médecins ne sont pas le problème, ils sont la solution. La médecine n’est pas une servitude, c’est un engagement libre, au service des patients, pas de l’administration.
Alors, à ceux qui, depuis leur confortable retraite, prétendent dicter aux jeunes générations leur place, leur devoir, leur mission, nous faisons une proposition : Remettez votre blouse. Reprenez le chemin du bloc opératoire ou du service de réanimation. Effectuez des gardes, des astreintes, des permanences en zones sous-dotées — sans posture, ni pupitre. Ou taisez-vous.
1. Tribune de Didier et Jean-François Payen, Le Monde, 7 mai 2025
2. ISNI, Enquête nationale sur le temps de travail des internes, 2023
3. IGAS, L’activité libérale dans les établissements publics de santé, rapport n° 2012-136R, avril 2013
4. Le Quotidien du Médecin, 24 octobre 2022 : Pour certaines interventions, les dépassements d’honoraires à l’hôpital public sont jusqu’à 4 fois plus élevés que dans le privé (ex. ablation de la prostate : 1 028 € vs 252 €)
5. Mediapart, 21 février 2023 : plusieurs PU-PH déclarent des liens d’intérêt significatifs avec l’industrie, notamment via des conventions avec laboratoires ou assurances
6. Drees, Les médecins généralistes sont-ils bien répartis sur le territoire ? 2023
7. Cour des comptes, Accès aux soins dans les territoires : assurer l’égalité d’accès, 2022
8. ATIH, Analyse des coûts de l’activité hospitalière, 2023
9. Évaluation des politiques de Sécurité sociale, 2023 : « Le développement de la chirurgie ambulatoire »,
10. ARS Île-de-France, Cartographie des zones sous-dotées par spécialité médicale, 2024
11. URPS Médecins Île-de-France, Observatoire de la démographie médicale, 2024
12. CNOM, Baromètre de l’attractivité des territoires médicaux, Conseil national de l’Ordre des médecins, 2024
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