Pr Régis Aubry : « Même si le débat est retardé voire temporairement arrêté, les questions émergentes autour de la fin de vie persistent »

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Publié le 10/06/2024

La dissolution de l’Assemblée nationale porte un coup d’arrêt à l’examen du projet de loi sur la fin de vie et les soins palliatifs, une semaine avant le vote solennel initialement prévu le 18 juin, et malgré l’accord des députés sur la partie la plus délicate du texte relative à l’aide à mourir. Analyse des enjeux avec le Pr Régis Aubry, co-auteur du rapport sur les soins palliatifs et de l’avis 139 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), médecin en soins palliatifs au pôle « Autonomie handicap » du CHU de Besançon.

LE QUOTIDIEN : Craignez-vous que la dissolution de l’Assemblée nationale n’enterre le projet de loi sur la fin de vie ?

Pr RÉGIS AUBRY : La dissolution de l’Assemblée éteint les discussions en cours et nous plonge dans une totale incertitude. Je suis incapable de dire si le débat se poursuivra, mais cela m’étonnerait, quelles que soient les configurations politiques à venir, qu’on ne reparle pas de la fin de vie. Le projet de loi se justifie par l’émergence de questions qui ne se posaient pas avant, et se poseront toujours plus demain, eu égard aux évolutions et progrès de la médecine qui permettent des fins de vie plus longues. Ces évolutions qui interrogent le sens de la vie sont aussi à l’origine de l’avis 139 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE).

Même si le débat est retardé, voire arrêté temporairement, ces questions persistent. Et la nécessité demeure de poursuivre le travail autour de la stratégie décennale de développement des soins palliatifs. Une telle politique est la condition d’un enracinement éthique d’une ouverture de l’aide à mourir, rappelons-le.

Que peut devenir cette stratégie décennale, dont plusieurs mesures figurent dans le projet de loi sur la fin de vie ?

Je trouverais dommage qu’on arrête de réfléchir sur la stratégie décennale et qu’on ne mette pas en œuvre certaines mesures qui ne dépendent pas de la loi. Je pense à la création d’une instance de gouvernance et de pilotage de cette stratégie : c’est une priorité pour préparer la déclinaison des mesures, mettre en place les dispositifs d’évaluation et engager les réformes urgentes en matière de formation et de recherche. Si ce qui relève du droit est repoussé, ce qui relève de la politique ne doit pas l’être, me semble-t-il.

Vendredi 7 juin, les députés avaient approuvé les critères ouvrant le droit à mourir, en trouvant un consensus entre le texte initial du gouvernement et celui de la commission spéciale : l’aide à mourir ne peut être sollicitée que pour des personnes atteintes d’une affection grave et incurable qui engage le pronostic vital, en phase avancée ou terminale. Qu’en pensez-vous ?

J’étais inquiet de l’élargissement des critères de l’aide à mourir en commission spéciale. Il m’a semblé qu’il y a de la sagesse dans ce retour à une logique prudente : conditionner l’ouverture de l’aide à mourir au développement des soins palliatifs et la restreindre à de l’assistance à mourir.

La commission spéciale proposait d’ouvrir l’aide à mourir aux patients souffrant d’une maladie en phase avancée ou terminale. Le terme « avancée » prête à autant d’imprécisions que le pronostic engagé à « moyen terme ».

La formulation actuelle d’un « pronostic engagé » est proche de la proposition initiale. Les débats doivent se poursuivre mais il me semble important que le projet de loi reste limité à des personnes dont l’espérance de vie se compte en quelques mois. Ceci, par distinction d’avec les patients qui peuvent bénéficier d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès, dont le pronostic vital est engagé à court terme, c’est-à-dire sur quelques jours.

L’évaluation d’un pronostic est-elle tout simplement possible ?

C’est difficile et même impossible d’affirmer quoi que ce soit sur un pronostic. Mais on sait que l’expérience des médecins, parce qu’ils connaissent leurs patients et les maladies, leur permet d’avoir une évaluation qui n’est pas si éloignée de cela de la capacité à estimer un pronostic à moyen terme. Des travaux de recherche montrent qu’ils se trompent moins qu’on ne le pense.

Il y a eu des débats sur la collégialité. D’aucuns estiment que le texte ne la garantit pas suffisamment et qu’il faudrait prévoir la présence d’un psychiatre, par exemple.

Analyser une demande d’aide active à mourir requiert une interdisciplinarité, un cheminement, des regards croisés, car la demande ne correspond pas toujours, loin s’en faut, à la volonté réelle de la personne.

Mais la rigueur doit se conjuguer avec de l’adaptabilité. Au domicile, la collégialité est difficile, non impossible : on peut organiser des réunions en visioconférence, en présence des soignants habituels des malades. Un psychologue ou psychiatre peut analyser la dimension libre et éclairée d’une demande ; de là à en faire une obligation… L’excès de normes peut entraver la mise en pratique. Le débat n’est pas terminé. Dans tous les cas, il faudra valoriser la collégialité pour la rendre possible.

En séance publique, les députés ont rejeté la possibilité d’inscrire l’aide active à mourir dans les directives anticipées, et exclu qu’un proche puisse administrer le produit létal.

Je trouve sain que l’Assemblée soit revenue sur l’inscription de l’aide à mourir dans les directives anticipées. Il faut maintenir leur valeur, en ce qu’elles sont une possibilité pour la personne d’anticiper ce qui va advenir quand elle sera malade. Mais on sait, grâce à des travaux scientifiques, que plus la personne avance dans la maladie, plus elle évolue dans sa demande et réinterroge sa détermination antérieure.

Quant à la question de savoir si un proche peut administrer la substance létale, d’aucuns peuvent considérer cela comme un acte ultime d’amour, mais on connaît d’expérience les risques de culpabilité secondaire ou d’interrogation coupable, après le décès.

En quoi est-ce important que le texte privilégie l’auto-administration de la substance létale ?

La volonté d’une personne doit aller jusqu’au fait que c’est elle qui s’administre le produit. Et il faut respecter l’ambivalence ultime d’un patient : dans les pays qui ont dépénalisé l’assistance au suicide, comme l’Oregon, un certain nombre des personnes qui ont demandé et obtenu une substance létale ne se l’administrent pas. La situation est tout autre quand on demande à un tiers de le faire.

Mais sur un plan éthique, que faire quand – c’est très exceptionnel - la personne peut certes formuler une demande mais n’est pas capable de s’administrer le produit (en raison d’un handicap) ? La Suisse a montré qu’une personne peut actionner un pousse-seringue à l’aide d’une commande visuelle, lui permettant d’exprimer ainsi sa propre autonomie même lorsqu’elle est physiquement dépendante.

N’aurait-il pas fallu inscrire les termes de suicide assisté et d’euthanasie dans la loi ?

Cela aurait été de prime abord plus simple, je l’ai pensé et dit. Mais quelle ambiguïté il y a à parler d’aide au suicide dans un pays qui lutte contre le suicide ! Je comprends la volonté d’éviter cette confusion. Les mots sont importants, mais le sens qu’on leur donne encore plus.

Faut-il craindre des dérives ? Que nous enseigne l’étranger ?

Il faut analyser avec modestie les évolutions des autres pays : ce sont d’autres cultures et histoires qui amènent les personnes à des comportements différents, qu’on ne peut juger avec nos lunettes.

Il n’en reste pas moins vrai que l’augmentation considérable des cas d’euthanasie en Belgique depuis la dépénalisation doit être interrogée, non pas forcément comme une dérive, mais comme un constat à analyser. Comment comprendre aussi que des États comme l’Oregon qui ont dépénalisé l’assistance au suicide, affichent une stabilité de ces procédures (0,2 % des décès en l’occurrence) ?

Ceci nécessite d’être réfléchi sans confondre ses convictions avec des certitudes. C’est l’enjeu de la recherche : je déplore qu’on ait si peu investi dans ce domaine, en France comme à l’étranger.

Il faut aussi différencier vigilance et impossibilité à faire avancer les choses. Il y a toujours des dérives, y compris aujourd’hui en France avec l’existence de pratiques euthanasiques. Il est donc crucial de mettre en place un dispositif d’évaluation rigoureux pour le développement des soins palliatifs et l’application de la loi, construit avant sa promulgation.

Propos recueillis par Coline Garré

Source : lequotidiendumedecin.fr