Ce 30 mars, le Pr Thibaud Damy, cardiologue (Henri-Mondor, AP-HP et Université Paris-Est Créteil) commencera un tour de France à pied, de Dampierre au CHU de Toulouse, qu’il devrait atteindre le 12 mai, en passant par les hôpitaux de Chartres, Vendôme, Tours, Poitiers, Saintes et Bordeaux. Sa mission* : rencontrer les soignants mais aussi les patients et les familles, et évoquer un sujet hautement sensible et qui lui tient à cœur, et de longue date, l’impact de la mort sur les soignants.
« Les soignants sont formés à sauver et à guérir, mais pas à exprimer ni à ressentir leurs émotions. Pourtant, la mort est là, toujours là. Elle se sent, se ressent, mais l’accepter en tant que soignant reste difficile. Ce déni conduit souvent à la fuir, à mal la vivre, à ne pas l’annoncer, à ne pas la préparer, et à se laisser surprendre », explique le Pr Thibaud Damy.
La mort est omniprésente pour les soignants. Quelque 600 000 personnes décèdent chaque année en France, dont plus de 60 % à l’hôpital. Anticipée ou inattendue, brutale, infectieuse, décidée médicalement, provoquée par le patient… La mort prend de multiples formes et les situations font parfois écho à l’histoire personnelle voire transgénérationnelle du médecin. Sans parler des morts des proches, des collègues, ou des proches que des collègues ont pu leur demander de prendre en charge.
Pour autant, la mort est tabou. Au sein de la société civile, la mort ne fait plus partie de la vie. La tendance est poussée à l’extrême dans un hôpital ultra-technicisé, où les diagnostics et traitements ne cessent de gagner en précision, où les actes se multiplient dans une course à l’activité, et où tout est fait pour lutter contre la mort perçue comme un échec, et non un processus naturel. Les soignants eux-mêmes sont poussés à occulter la mort, ne serait-ce que par leur formation, qui leur inculque une posture professionnelle toute en distance émotionnelle, sans parler des réticences propres à chacun. La mise sous silence des émotions est pourtant reconnue comme un facteur de risque psychosocial.
Isolement et absence de soutien institutionnel
Pris dans ce paradoxe, les soignants risquent de « s’épuiser en silence dans leur solitude et de transmettre, malgré eux, ces blessures à leurs collègues, aux futurs patients et à leurs familles », explique le Pr Damy, qui n’hésite pas à parler de problème de santé publique, puisque les répercussions dépassent l’individu et affectent l’équipe, l’hôpital, les futurs patients.
Selon une enquête réalisée auprès de quelque 750 soignants du cœur, 45 % présentent des signes de burn-out sévère, 37 % éprouvent de l’anxiété, 31 %, des symptômes dépressifs, 33 %, un syndrome de stress post-traumatique. Le décès bouleverse d’autant plus que le patient est jeune, qu’il intervient lors du soin ou dans ses suites, ou est inattendu. « Plus le soignant est impliqué dans la prise en soin, plus le geste qui ne sauve pas est vécu difficilement », commente Rebecca Dickason, sociologue à l’université de Rennes.
Seulement 12 % des répondants bénéficient d’un suivi psychologique adapté, 17 % consomment des médicaments ou toxiques. Quant au soutien, il est surtout recherché du côté des collègues ou de la famille. Très rarement auprès de l’institution. « Il n’y a pas de prévention ni de formation sur l’impact de la mort sur les soignants…et pourtant il s’agit d’un enjeu individuel, organisationnel et de santé publique » déplorait un rapport de l’Inspection générale des affaires sociale (Igas) sur l’hôpital en 2009. « Depuis, rien n'a changé, en termes de reconnaissance de l’impact de la mort, de prévention, de formation, hormis, depuis 2021, l’introduction d’une question à l’internat », déplore le Pr Damy.
DIU, enquêtes nationales et plaidoyer politique
« Il est temps d’admettre que les soignants ressentent des émotions et qu’elles méritent d’être comprises pour prévenir ou guérir ces traumatismes et mieux accompagner la mort », exhorte le Pr Damy. « N’hésitez pas à exprimer vos émotions : les patients ont besoin de savoir qu’il n’y a pas qu’un technicien face à eux », assure, du côté des patients, Agnès Farrugia, directrice de l’Association française contre l’amylose. « Soignants, il faut gérer nos émotions, non les cacher », enchérit la Dr Sophie Provenchère, anesthésiste-réanimateur (CHU Bichat, AP-HP).
Ce tour de France hospitalier, à pied, est une première tentative pour décélérer et rencontrer les soignants. Par ailleurs, des études qualitatives nationales sont lancées, la première auprès de paramédicaux, la deuxième auprès de médecins et chirurgiens du cœur pour mieux comprendre les effets des différents scenarios de décès, tandis qu’une troisième vise à évaluer, sur la base d’entretiens individuels, l’impact de la mort brutale et anticipée dans le cadre d’une pathologie chronique sur des soignants en cardiologie. Des travaux (ainsi que la marche) à retrouver sur le site www.lessurvivants.org, du nom du collectif les SÛRvivants, ensemble de soignants sensibilisés à la question.
Enfin, le diplôme inter-universitaire (DIU) « Les soignants face à la mort » sera lancé en janvier 2026, en 4 sessions entre Rennes et Paris Est-Créteil pour donner une approche pluridisciplinaire sur la mort et proposer outils et stratégies pour mieux gérer ces situations, à commencer par former des ambassadeurs dans les lieux de soins. « Il est crucial de ne pas, de plus être seul, et de trouver le soutien des pairs et des institutions », conclut Thibault Damy, avec l’espoir que ces problématiques soient mieux intégrées aux politiques de santé.
« L’hôpital n’est pas du tout accueillant, quand la mort survient. Les institutions doivent se rendre compte qu’il faut plus qu’un couloir pour accueillir les familles, faute quoi cela rajoute de la violence à la souffrance », insiste Agnès Farrugia.
* Avec le soutien du groupe insuffisance cardiaque et cardiomyopathies (GICC) de la Société française de cardiologie (SFC), de Cardio-online, de l’Arcothova et de la Société française d’accompagnement de soins palliatifs (Sfap)
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