LE QUOTIDIEN : Vous êtes revenu en novembre dernier au CHR Metz-Thionville comme conseiller du directeur. Qu’y faites-vous ?
FRANÇOIS BRAUN : Je voulais rendre à l’hôpital ce que j’ai pu apprendre lors de mon année au ministère et mettre en application des idées que j’avais pu lancer. Je conseille le directeur sur des sujets plutôt extérieurs à l’hôpital, que souvent les présidents de CME, débordés par les sujets internes, n’ont pas le temps de traiter. Par exemple : le relationnel avec la médecine libérale, les établissements privés ou entre hospitaliers et également tout ce qui est transversal, comme le parcours de soins, en apportant toujours une vision médicale. J’ai notamment appris que vis-à-vis de l’administration, lorsqu’on rend un dossier, il faut toujours commencer par les conclusions !
En politique, comme dans l’administration, vous, le médecin urgentiste, semblez découvrir un tas de choses contre-intuitives…
J’ai récemment fait une présentation sur la santé et la politique. Au début, je l’avais intitulée « un mariage de raison ? » ; mais finalement, je l’ai appelée « je t’aime, moi non plus » ! En image : prenez une boîte carrée et mettez dedans un cône. Faites un trou sur le côté et, un autre, au-dessus. Sur le côté, le docteur dira qu’il voit un triangle ; au-dessus, l’énarque dira qu’il voit un cercle. Tant que l’on n’a pas cette double vision, on ne sait pas que c’est un cône. La chance que j’ai aujourd’hui, c’est de pouvoir juger à la fois comme médecin et décideur administratif.
Dans le même temps, vous avez repris une activité de régulation médicale. Les patients vous manquaient-ils ?
Bien sûr ! Mon métier, c’est médecin, pas ministre. La clinique manuelle commence elle aussi à me manquer. Je verrai par quel biais y revenir, car aux urgences, les choses ont beaucoup évolué en deux ans, je ne voudrais pas faire de conneries ! La régulation médicale, dans le cadre du service d’accès aux soins [SAS] de Metz, me va bien pour ça. On voit que la sollicitation est de plus en plus importante, avec une diminution du passage aux urgences de 10 %, une première depuis des années. Je trouve qu’on a bien fait.
Avez-vous réfléchi à d’autres outils pour améliorer le système de santé ?
Oui. Je suis toujours intimement persuadé qu’il faut se fonder sur les besoins en santé de la population et non pas sur l’offre de soins. Je suis aussi convaincu que notre système de santé n’est pas en crise. Dès que je dis ça, tout le monde me regarde avec de gros yeux. Je crois que le système est en mutation. La différence, c’est que cette mutation, on ne peut pas l’arrêter. Au mieux, on l’accompagne, en essayant de promouvoir ce qui marche et d’arrêter les gènes mutants, ce qui ne fonctionne pas. Et ce n’est pas qu’un effet de manche ! Je crois qu’on se trompe de diagnostic en raison de la temporalité politique, très courte, tandis qu’une mutation prend cinq, voire dix ans… Ce qui est inaudible pour un décideur !
Il faut arrêter de dire “tout ira mieux dans dix ans car on formera plus de médecins”, parce que ce n’est pas vrai !
Et ces mauvaises mutations, quelles sont-elles ?
C’est typiquement la financiarisation du système, comme l’était l’intérim à l’hôpital. Il faut l’arrêter tout de suite. Mais je ne dis pas que le financement privé est un mal. On comprend bien que la santé est un bel investissement en France, puisque la Sécu paye. Si l’outil appartient aux professionnels, comme chez les vétérinaires, cela ne me pose pas de souci. Mais c’est lorsqu’un fonds d’investissement rachète une structure, avec comme seul objectif la rentabilité, que j’ai un problème. Les biologistes, qui ont généré d’importants bénéfices lors du Covid, ont été financiarisés à ce moment-là. Et maintenant que ces bénéfices ont diminué, on voit que les financiers cherchent où et comment en faire à nouveau : actes inutiles, restrictions de personnel et, in fine, de la mauvaise qualité. Je m’inquiète aussi de l’offensive sur les soins primaires…
A contrario, que faut-il développer selon vous ?
Les infirmiers en pratique avancée (IPA), le partage de compétences et de tâches, il faut y aller à fond ! C’est une mutation inéluctable. Il faut arrêter de dire « tout ira mieux dans dix ans, car on formera plus de médecins », parce que ce n’est pas vrai ! Déjà, ils remplaceront à peine ceux installés et, en plus, les besoins de la population continueront à augmenter… Il faut davantage de temps médical et mieux l’utiliser. Partageons cette activité avec les infirmiers. Dans les expérimentations où les malades sont vus par un infirmier en premier recours, dans le cadre de la permanence des soins, plus de 80 % ne sont pas transportés à l’hôpital. Il ne faut pas attendre 107 ans, il faut le développer partout, parce que ça marche !
Pas évident de faire accepter ça aux médecins…
Il y a des réticences, d’abord, que je comprends parfaitement, sur la rémunération. Pour moi, c’est essentiel que le pouvoir d’achat des médecins soit maintenu, si ce n’est augmenté. Dans cette logique, il faut accepter que, pour certaines tâches où la plus-value d’un médecin n’est pas supérieure à celle d’un IPA, le praticien accepte de déléguer, en confiance. Mais ça ne se décrète pas, ça s’accompagne. C’est le principe du conseil national de la refondation [CNR] : quand on a vu des choses qui marchent sur le territoire, on a dit aux acteurs : « Voilà le mode d’emploi si vous voulez l’utiliser chez vous ».
Justement, quid de ce CNR, censé se poursuivre au long cours ?
Pauvre CNR ! C’était réellement une nouvelle démocratie sanitaire, dont j’étais très heureux. De l’aveu de plusieurs parlementaires avec lesquels j’ai discuté, c’était l’outil le plus adapté à l’échelle des territoires. J’ai vu les citoyens dialoguer avec les politiques et les médecins… Et nous avons trouvé des solutions ! Quand je suis parti du ministère de la Santé, nous étions à la fin de la boîte à outils… Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question !
Le ministère de l’Économie ne décide pas de la santé en France
Quand des millions de patients font face à des difficultés d’accès aux soins, comprenez-vous que la notion de mutation progressive soit difficile à concevoir ?
Les problèmes de ces patients, nous allons les résoudre avec eux. Mais le « c’est mieux en Allemagne », que j’entends souvent, est faux, car il leur manque aussi beaucoup de professionnels de santé et leur définition de désert médical est en dessous de 60 médecins pour 100 000 habitants. Selon leur critère, on aurait, en France, seulement deux déserts médicaux : Wallis-et-Futuna et Mayotte ! Pourquoi les Allemands ont-ils baissé cette définition ? Parce qu’ils travaillent dans des grands cabinets pluriprofessionnels avec des partages de compétences et de tâches.
Ensuite, comparons la Mayenne et les Alpes-Maritimes, départements où l’un a la densité médicale la plus faible et l’autre la plus forte. J’ai regardé l’un des indicateurs, l’espérance de vie. Elle est d’un an de plus en moyenne en Mayenne que dans les Alpes-Maritimes. Cela signifie qu’avec une régulation à l’installation – qui va revenir dans le débat à l’Assemblée, je le crains –, on enlèverait des médecins là où les gens meurent le plus tôt, pour les mettre là où les gens meurent le plus tard ? On voit bien qu’il n’y a aucune logique dans ce système.
Aussi, regardons les derniers chiffres de Doctolib : globalement, en 24 heures, on a rendez-vous auprès d’un généraliste. Certes, peut-être qu’il faut parfois faire 80 km et que c’est un vrai problème pour certains. Je l’entends, mais cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas s’organiser ! J’ai souvenir d’une MSP en ruralité, où plusieurs médecins se sont regroupés. Le maire me dit que c’est difficile en termes d’accès aux soins pour les villages alentour. D’accord… Mais il a mis en place, pour son « marché au gras », un minibus pour y emmener les habitants des communes voisines. Il n’a pas pensé à le faire aussi pour les consultations médicales ! Il existe des solutions.
Mais Bercy entend faire des économies sur la santé…
Je m’inscris en faux : le ministère de l’Économie ne décide pas de la santé en France. Le rôle de Bruno Le Maire, c’est de tenir les comptes du ménage, en lien avec Matignon. Chacun défend son bout de gras. J’ai gagné des arbitrages, mais je n’ai jamais considéré que c’était la faute de Bercy quand j’en perdais.
Bien sûr qu’il y a des contraintes budgétaires… Mais enfin, les dépenses de l’Assurance-maladie représentent plus de 250 milliards ! Il s’agit d’un budget contraint, donc il faut chercher des sources d’économies, justement pour financer d’autres initiatives. Les transports sanitaires, c’est six milliards. J’ai aussi des exemples de spécialistes, qui envoient des patients à 80 km chez leurs copains, alors qu’il y a un plateau technique à 500 mètres. Pourquoi la Sécu devrait payer ?
Il faut dire la vérité aux gens : il n’y aura plus un médecin dans chaque village, ni un service d’urgence dans chaque bourg ou une maternité dans chaque ville. Mais la France est quand même le seul pays au monde, où, 24 h/24 et 7 jours/7, vous avez accès à un médecin en deux minutes au téléphone : ça s’appelle le SAS ! Je crois qu’il faut aussi arrêter de se reposer sur le PLFSS chaque année. Je milite pour une loi de programmation de santé, à une échelle de cinq ans.
Qu’est-ce qui bloque pour y arriver ?
Pour celui qui tient les rênes, c’est compliqué, car il s’engagerait pour plusieurs années. Ce qui bloque vraiment, c’est l’encroûtement du système, trop organisé en strates, et aussi les textes réglementaires à n’en plus finir. « Les consultations de Ségur », que j’avais lancées avec les parlementaires de l’arc républicain, l’idée commençait à prendre…
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