Dans le maillage des systèmes de santé européens, la France cultive sa singularité. Chacun à leur rythme et selon leur dosage, les pays européens et occidentaux ont rogné la liberté d'installation pour contrer l’avancée des déserts médicaux, avec des résultats très variables. Tenté, l’Hexagone cherche la bonne formule.
La nouvelle tombe comme un couperet. Ce 2 avril, dans un hémicycle clairsemé, l'Assemblée nationale adoptait l'article premier de la clivante proposition de loi (PPL) Garot, puis l’intégralité du texte. Un moment historique car si la PPL va au bout de son parcours parlementaire, les agences régionales de santé (ARS) pourront s’opposer aux médecins désireux de s'installer en zone déjà bien dotée. Jamais la liberté d’installation n’aura été autant menacée. C’est un des piliers de la médecine libérale, sanctuarisée dans sa charte de 1927, qui est attaqué.
Certes, au regard de la composition du paysage politique, le texte du député socialiste a peu de chance d’être un jour concrétisé sur le terrain. Mais cette nouvelle donne a ravivé une fracture entre « pro » et « anti » régulation. Prédisant une grave crise de l’attractivité de l’exercice libéral si la coercition prend ses quartiers, les syndicats médicaux juniors et installés brandissent depuis des semaines les exemples étrangers, qu’ils considèrent comme autant de preuves du désastre qui se profile. « En Allemagne, les inégalités d’accès aux soins perdurent et le conventionnement sélectif a contribué à détourner les jeunes vers d’autres types d’exercice », avance par exemple le syndicat de jeunes généralistes français Reagjir.
À chacun sa vis, son boulon et son bonus
« La France cultive l'une des dernières oasis de liberté totale d'installation, avec la Belgique et le Luxembourg, analyse le Dr Laurent Vercoustre. C'est inscrit dans notre ADN depuis la Révolution. » Le gynécologue, blogueur pour le Quotidien et auteur qui observe depuis longtemps la mue de la médecine libérale, n'est pas surpris par les réactions épidermiques de ses confrères. Même si celles-ci, vues de Berlin ou de Londres, peuvent parfois sembler en décalage. De fait, un peu partout, les pays européens ont tenté d’encadrer ou de limiter le choix des médecins d’exercer où bon leur semble, au profit d’un GPS territorial plus ou moins serré : à chacun sa vis, son boulon et son bonus.
En Norvège, chaque praticien est plafonné à 2 500 patients et les municipalités négocient chaque nouvelle installation
Cap sur le Danemark. Ici, pas d'installation sans le feu vert des autorités régionales. Chaque patient doit pouvoir choisir entre au moins deux généralistes à moins de 15 km de chez lui. « Un quadrillage millimétré », précise Gaétan Lafortune, économiste à l'OCDE et fin connaisseur des systèmes de santé européens. Un peu plus loin, en Norvège, le système opère un double verrou. Chaque praticien est plafonné à 2 500 patients et les municipalités, gardiennes de l'équilibre territorial, négocient chaque nouvelle installation. En Suède, 80 % des généralistes sont salariés de l'État, affectés là où les besoins prioritaires se font sentir. Les 20 % restants doivent se plier à un contrat géographique, une forme de carte sanitaire.
Quid des zones les plus reculées ?
L'Allemagne, elle, a opté pour la précision industrielle : son bedarfsplanung (« planification de la demande ») fonctionne comme un thermostat territorial, imposant à chaque zone correctement dotée de fermer le robinet des installations. Une mécanique bien huilée, dont la Suisse s’inspire progressivement depuis 2021.
Le Royaume-Uni a confié aux autorités locales un maillage d'autorisations territoriales assez contraignant. En Italie, des quotas régionaux s’appliquent, et en Espagne, c’est plus indirectement le rang au concours national MIR qui est déterminant : les premiers étudiants reçus choisissent la ville, les derniers récupèrent les postes restants, souvent ruraux.
« Échec », « fuite massive des médecins », « dissuasif »… Les opposants français à toute forme de régulation n'ont pas de mots assez durs pour qualifier les expériences étrangères. Mais que faut-il vraiment en penser ? Pour Gaétan Lafortune, « ces arguments se fracassent contre le mur des observations », notamment celui de politiques d’encadrement installées de longue date. Le service statistique du ministère français de la Santé, la Drees, a noté de son côté, dans une vaste étude comparative (2021), que « les exemples internationaux vont plutôt, globalement, dans le sens d'un impact positif d'une politique de régulation des installations sur l'équité de la distribution géographique ». Même s’il existe aussi des retours en arrière.
Là où les commerces et les services publics se font rares, la régulation est vouée à l’échec, quel que soit le pays
À regarder de plus près, les mécanismes de régulation profitent plus spécifiquement aux petites et moyennes villes, où il existe déjà des politiques d’aménagement du territoire et un accompagnement de la profession. En revanche, les zones véritablement sous-dotées, les plus reculées, restent le « point aveugle » de tous les systèmes à l’international, pointe la Drees. Autrement dit, là où les commerces et les services publics se font rares, la régulation, même la plus sophistiquée, est vouée à l’échec. Et perdra sa raison d’être.
Coercition incitative
De fait, les exemples étrangers (lire aussi p. 12) montrent que la contrainte doit s’accompagner de bonus conséquents et d’une concertation préalable. Pour Lucie Kraepiel, sociologue doctorante au Centre de sociologie des organisations, « le problème français n'est pas tant la régulation que la misère des incitations. Nos internes sont payés deux fois moins que leurs collègues allemands, et on s'étonne qu'ils boudent les déserts médicaux ». À l'Est, d’autres exemples sont là pour alerter : des régulations brutales, sans contreparties attractives, y ont provoqué des vagues d'émigration médicale, notamment en Lettonie, confirme l’Association des jeunes médecins européens.
Derrière certains succès européens relatifs se cache donc une alchimie subtile. Premier ingrédient : l'implication des médecins eux-mêmes. « En Allemagne, le système fonctionne parce que ce sont les médecins qui le pilotent », confirme ainsi Guillaume Chevillard, chercheur à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé. Seconde recette, cruciale : la nécessité de combattre la solitude professionnelle. « Ce qui fait fuir les médecins, c'est moins le manque à gagner que l'isolement clinique », décrypte Gaétan Lafortune. Pas question pour les jeunes générations d’imaginer un exercice en solo, sans équipe pluridisciplinaire et accès au deuxième recours.
À cet égard, ce sont surtout les expériences étrangères en matière d'exercice regroupé qui portent leurs fruits sur la répartition territoriale. Avec des recettes dans chaque pays : recours massif aux paramédicaux et aux infirmiers en pratique avancée, financement d’assistants médicaux (très nombreux en Allemagne), articulation plus fine avec les spécialités, etc.
Un autre levier a fait ses preuves : la démocratisation « géo-sociale » des études de médecine. Dans les amphis, encore majoritairement peuplés d'enfants de cadres supérieurs urbains, se joue en réalité une partie de l'aménagement sanitaire du territoire. Sur ce terrain, la France avance. « Le numerus apertus [qui a remplacé le numerus clausus il y a cinq ans, NDLR] ne se contente pas d'augmenter le nombre d'étudiants. Il module les admissions selon les besoins locaux », salue l’économiste de l’OCDE. Étant donné que la moitié des jeunes médecins s'installent à proximité de leur lieu de formation, le pari serait gagnant à moyen et long termes. L’exécutif veut aller au bout de cette logique dans les prochaines semaines. Dans un entretien au Quotidien le 19 mai, le ministre de la Santé, Yannick Neuder, a confirmé vouloir pousser au maximum cette logique de territorialisation de la formation et d’adaptation aux besoins locaux en supprimant le numerus apertus. Une méthode nettement moins frontale, pour combattre les déserts médicaux, que la régulation de l’installation.