Pour Le Quotidien, l’ancien ministre de la Santé et de la Prévention, François Braun, a accepté de revenir en détail sur son mandat, brutalement écourté fin juillet. Détendu et souriant, l’ancien urgentiste lorrain raconte, au détour d'un café dans un hôtel parisien, lundi 18 septembre, ses réussites, ses regrets et son baptême du feu parfois difficile dans l’arène politique – ses rapports aussi avec Bercy, Élisabeth Borne et Emmanuel Macron.
Pas naïf, résolument humaniste, avec l’envie de poursuivre son engagement, peut-être au niveau européen, l’amateur de rugby met les points sur les i… avec philosophie mais non sans une pointe d'amertume.
LE QUOTIDIEN : Saviez-vous que le rythme à Ségur était aussi difficile lorsque vous avez dit « oui » à Emmanuel Macron pour prendre la tête de ce ministère ?
FRANÇOIS BRAUN : Je me doutais que ce serait un travail intense ! Le rythme est soutenu, mais j’y étais habitué en tant que chef de service aux urgences. Cela dit, mes journées, extrêmement bien organisées par mon équipe, étaient bien remplies : je démarrais à huit heures et je terminais rarement avant minuit. Le plus impressionnant pour moi, c’est l’importance des décisions qu’on prend. Quand vous êtes dans un service d’urgence, vos décisions concernent une ou deux personnes. Au ministère, elles concernent plusieurs milliers ou centaines de milliers de gens à chaque fois.
Quelles fiertés gardez-vous en tête ?
J’en ai beaucoup ! Le plus beau souvenir que j’ai, qui peut paraître anecdotique, est quand j’ai autorisé l’administration du Kaftrio (contre la mucoviscidose, NDLR) aux enfants à partir de six ans. J’avais reçu une lettre d’une petite fille au moment des fêtes de fin d’année, qui me demandait de mettre à disposition ce médicament pour qu’elle puisse vivre d’autres Noëls. Je suis allé à l’association Grégory Lemarchal, j’ai parlé avec ces personnes atteintes de mucoviscidose et j’ai constaté les résultats fabuleux de ce traitement. C’est un beau souvenir, car c’est mon corps de métier : sauver des vies.
Des rencontres m’ont aussi marqué. En préparation de la campagne présidentielle (il était le conseiller santé du Président sortant, NDLR), j’ai rencontré une jeune femme infirmière, Alexandra, décédée depuis, qui avait un cancer et analysait très bien les difficultés du système de santé, avec qui j’échangeais régulièrement. Plus récemment, dans le cadre de la promotion du sport-santé, une jeune infirmière de Montpellier, qui a une polyarthrite et la maladie des os de verre, revenait du mont Everest (il s’agit de Fabienne Sicot-Personnic, NDLR). Elle est la septième Française à l’avoir gravi, malgré sa maladie. C’est vraiment le courage de ces personnes pour dépasser la maladie, qui m’a donné le sens de pourquoi j’étais là.
Avez-vous des regrets ?
Oui. Forcément ! Que les choses ne soient pas allées plus vite, ou de ne pas avoir pu traiter la convention médicale… J'ai écrit la première lettre de mission à Thomas Fatôme [DG de la Cnam], je ne lui ai pas fait la deuxième, ce qui m’embête un peu, car nous avions déjà discuté avec les syndicats médicaux. Je regrette de ne pas avoir réussi suffisamment à inverser ce mal-être des professions médicales, en ville comme à l’hôpital. La clef n'est pas que financière. Elle en fait partie mais quand vous discutez avec le personnel, en premier lieu, ce qu’ils demandent, ce sont de meilleures conditions de travail.
De toute façon, quand vous acceptez ce job, la première chose à se dire, c’est qu’il peut se terminer du jour au lendemain. Il faut tous les jours faire le boulot… et puis un jour ça s’arrête et c’est quelqu’un d’autre qui prend la main.
Ça vous laisse vraiment de marbre ? On a raconté dans la presse l’appel d'Élisabeth Borne pour vous dire que vous alliez être remplacé…
Oui, en ce qui me concerne… parce que j’ai un métier et que je ferai autre chose par la suite ; mais ça m’a fait de la peine pour mon équipe, qui travaille nuit et jour et qui, du jour au lendemain, se retrouve sans rien. Pour eux, c’était une injustice. Mais je n’ai pas cherché à discuter. La patronne, c’est la Première ministre. Si elle dit que c’est fini, c’est fini, dont acte. Quand j’ai vu qu’elle m’appelait, j’ai tout de suite su : elle n’appelait que ceux qui n’allaient pas rester…
J’ai quand même trouvé que prétendre que je n’étais pas assez présent dans les médias et pas assez cogneur à l’Assemblée… (il n’a pas fini sa phrase, NDLR). Des médias, j’en ai fait beaucoup : le matin même, j’étais sur BFMTV ! Et quant au Palais Bourbon, j’avais de très bonnes relations avec tous les députés de l’arc républicain, allant des communistes, aux socialistes, aux LR. C’est mon caractère de convaincre plutôt que de cogner. Apparemment, ça ne satisfaisait pas.
Avez-vous eu l’impression que des gens voulaient votre départ, y compris dans la majorité, des gens qui voulaient vous fragiliser, voire qui enviaient votre place ?
Plein, forcément ! Les postes de ministre sont toujours enviés ! Mais dès le début, cette histoire « d’invisibles », de société civile… c’est de bas niveau. Je l’ai dit dans mon discours de départ, je ne m’intéresse pas aux petites phrases. Ce type de comportement nuit à la politique de façon générale, à la perception qu’ont les Français des politiques.
J’ai fait beaucoup de sports d’équipe, dont du rugby, j’ai créé une équipe d’urgence et pour moi le gouvernement était une équipe, avec un entraîneur, une capitaine et tout le monde qui joue dans le même sens. La seule chose que je peux dire à la fin, c’est que ce n’est pas une équipe, plutôt une troupe de théâtre, qui joue certes ce qui a été écrit par un metteur en scène, mais avec des individualités qui veulent en permanence se mettre en avant. Et c’est dommage. Je pense que s’il y avait vraiment cette notion d’équipe, on serait passé à travers beaucoup de difficultés.
Pensiez-vous vraiment que le gouvernement serait une équipe ?
Oui. Mais on a rapidement vu que des petites phrases ont commencé à sortir dans la presse et qui les portait… Je ne suis pas complètement naïf ! Mais c’est dommage, parce que nous aurions pu être une force de frappe beaucoup plus importante, y compris à l’Assemblée.
En tant qu’urgentiste arrivé au ministère en pleine crise, ayant réalisé une mission flash, le fait que vos recommandations aient été pérennisées vous laisse-t-il un sentiment de fierté ou un goût amer ?
De toute façon je n’aurais pas pu accompagner ces mesures pendant dix ans. Alors, bien sûr, un sentiment de fierté ! Je suis très content que ces mesures aient été pérennisées. Il y a eu des résultats. On transforme le système par petites touches. Sur la régulation médicale assurée par le service d’accès aux soins (SAS) avant d’aller aux urgences, une patronne de CHU m’a écrit récemment : « C'est génial, on a réussi à passer l’été : grâce au SAS on a évité la saturation ». Les soignants voient que ça fonctionne. Après, que dans les salons de droite et de gauche, on dise que « ce n’est pas assez politique »… ce n’est pas mon problème !
Avez-vous eu la sensation de subir le poids de Bercy ou avez-vous eu une vraie marge de manœuvre ?
Ni l’un, ni l’autre. Il faut être clair : on a des discussions entre ministres, sous l’égide de la Première ministre. Et on négocie : chacun met en avant ses arguments. Je n’ai jamais considéré que j’étais plus faible que Bercy dans les discussions. Je n’ai fait qu’un budget, j’avais commencé à faire le deuxième… Certaines choses se feront, d’autres pas, par rapport à mes objectifs. Mais c’est normal ! Il faut un arbitrage, sur l’ensemble des projets, il n’y a pas que la Santé. Bercy dit : « Voilà l’enveloppe : comment se la repartit-on ? » Je ne l’ai pas vécu comme un combat, mais comme la nécessité de convaincre que mes objectifs étaient justes.
Ne fallait-il pas entériner la consultation à 30 euros ?
Revenons sur cette consultation de médecine générale. Il y a un message que je n’ai jamais réussi à faire passer, y compris dans la presse : le C n’est pas à 25 euros ! Il est plutôt à 35 euros, quand on tient compte des forfaits, de la Rosp. C’est très important et personne le dit !
Il s’est passé ce qu’il s’est passé dans la négociation – je n’étais pas au cœur de celle-ci. Mais au fond, ça ne pose un problème pour personne que le C soit à 30 euros, c’était quelque part cadré, même d’un point de vue budgétaire ! Mais ce que je ne voulais pas – et je l’assume – c’est que ce ne soit pas gagnant-gagnant, avec quelque chose de visible pour les patients : une réponse plus adaptée aux besoins de la population. Ce n’était pas une question de dire « on est limité financièrement », mais plutôt de dire « oui, mais », il faut agir sur les besoins de santé.
Aujourd’hui, pensez-vous que le contrat d’engagement territorial (CET) était une erreur, ou assumez-vous les contreparties exigées ?
J’assume totalement car plus des deux tiers des médecins assumaient déjà tous les critères ! J’ai des amis praticiens qui me disaient « t’es fou arrête », d’autres « allons-y ! ». Puisque la majorité des libéraux le font déjà, peut-être que ça n’a pas bien été présenté… C’est un autre sujet, mais la Sécurité sociale étant sous mon autorité, j’en assume les responsabilités.
Aussi, il y a un changement de paradigme : la société post-Covid n’est plus celle d’avant. On ne négocie plus aujourd’hui comme il y a quatre ou cinq ans. Quand on démarre une négociation, classiquement, on dit qu’on négocie un mot plus bas et les autres un mot plus haut… Cette année, ça n’a pas marché, parce que les syndicats sont restés sur leur position, y compris MG France. Il y a eu un emballement avec Médecins pour demain qui fait que tout le monde a couru derrière.
Comment avez-vous vécu les séances de questions au gouvernement ? Le débat sur le retour des soignants non vaccinés n’a pas été facile…
Là aussi, attention à ne pas réécrire l’histoire ! Je vais vous donner les faits. Évidemment, j’étais contre la réintégration des soignants non vaccinés à cette époque, parce que les scientifiques me disaient qu’il ne fallait pas le faire. C’était ma position, que j’ai fait porter par le gouvernement et qui était celle de la majorité, que j’ai convaincue.
Ensuite, les discussions ont commencé dans l’après-midi. Agnès Firmin Le Bodo s’y est collée parce que j’étais à l’enterrement d’une amie dans la Meuse. Je suis arrivé le soir et durant le trajet, j’ai Franck Riester (ministre chargé des relations avec le Parlement, NDLR) au téléphone, qui me dit : « Il va falloir tenir, etc. Est-ce que tu veux qu’Olivier Véran vienne avec toi ? » Je lui dis que, sur le fond, ce n’est pas utile, mais que la connaissance qu’il a de ces discussions, qui ont eu lieu pendant le Covid, rend intéressant le fait qu’il puisse rapporter les positions passées. Car les mêmes qui, pendant le Covid, avaient dit « il faut vacciner les soignants » disent aujourd’hui « il ne faut plus les vacciner, il faut qu’ils reviennent ». Il est venu pour cette raison, pour me suppléer pendant 25 minutes, à ma demande. Je n’ai pas d’état d’âme à ce sujet.
C’est vrai que vous échangiez avec Roselyne Bachelot ?
Oui, j’ai beaucoup échangé avec elle. C’est une personne que j’apprécie sur le plan humain et professionnel. C’est une grande politique. Et il est vrai que j’avais, au départ, une anxiété pour les questions au gouvernement. Je voulais répondre de façon très précise à chaque question, en deux minutes ! Je stressais d’avoir une question à laquelle je ne pouvais pas répondre. Elle m’a rassuré en me donnant des techniques pour gagner du temps en répétant la question, en remerciant le député, ce qui peut faire gagner une minute, déjà ! Elle m’a bien détendu.
Vous êtes-vous senti démuni face à la problématique permanente des déserts médicaux ?
Démuni ? Non. Les Allemands, qui sont toujours vus comme extraordinaires, considèrent un désert médical en dessous de 60 médecins pour 100 000 habitants ! Ce qui signifierait qu’il n’y a que deux déserts médicaux en France : Wallis-et-Futuna et Mayotte ! Tout le reste n’en serait pas… Oui, pour voir un médecin, on peut être amenés à faire 10 à 20 km et non, ce n’est pas aberrant. On ne peut plus avoir un hôpital dans chaque bourg, une maternité dans chaque petite ville, un médecin dans chaque village.
Il faut faire passer ce message : on est bien soignés en France, cessons ce défaitisme, mais, oui, vous serez amenés à faire 20 km (soit 20 ou 30 minutes de route) pour voir un généraliste. Et vous n’irez pas pour n’importe quoi et ce n’est pas plus mal, en particulier avec ces histoires de certificats.
Vous ne croyez pas que ce discours est inaudible ?
Je n’en suis pas certain ! En parlant avec des politiques ancrés sur le territoire, des spécialistes de sondages, je me suis rendu compte que De Gaulle s’est trompé : les Français ne sont pas des veaux. Les Français, il faut leur expliquer les choses.
Une vraie question que je n’ai pas résolue, c’est celle de la temporalité. En politique de santé, l’échéance, ce n’est pas la prochaine élection ! Et le Président l’a bien compris, par exemple, avec la vaccination anti-HPV, qui paiera dans 20 ans. Il faut du courage politique. Je n’ai pas réussi à convaincre tout le monde.
On raconte que vous avez négocié la quatrième année pour le DES de médecine générale dans les zones sous-denses pour protéger les futurs médecins d’une régulation à l’installation. Est-ce vrai ?
La quatrième année, dans des zones sous-denses, pour ceux qui n’avaient pas eu la chance de découvrir les périphéries, me paraissait une bonne idée. Est-ce que c’est dans l’objectif de limiter la contrainte à l’installation ? Non, mais c’est un des éléments qui pour moi, lutte contre cette contrainte.
La « poussée » pour limiter la liberté d’installation n’est pas contenue : elle est toujours là. Or, je suis intimement persuadé que beaucoup de jeunes veulent s’installer dans ces zones-là mais ils ne les connaissent pas. J’ai étudié à la fac de médecine à Nancy. En sixième année, j’ai dû choisir une périphérie. Nous étions toute une bande, avec des classements plus ou moins bons et nous voulions rester ensemble. Il y avait deux endroits où personne ne voulait aller : Verdun et Boulay. Nous nous sommes retrouvés finalement une quinzaine à Verdun. Sur les quinze, douze sont restés là-bas et s’y sont installés ! Pourquoi ? Parce qu’on a trouvé un environnement sympa. En tant qu’internes, nous étions logés à l’hôpital. Et c’est en connaissant les territoires le plus tôt possible que l’on a envie de s’y installer.
Quels sont vos rapports avec le président Macron ? Vous a-t-il suffisamment soutenu ?
Il m’a suffisamment soutenu, je le sais. J’ai de bons rapports avec lui, nous sommes encore en contact. C’est une personne que je respecte et que j’apprécie beaucoup. Nous avons fait ensemble de nombreux déplacements. Et je partage les idées qu’il a sur le système de santé. J’avais dit « oui » au ministère pour l’homme. Car si quelqu’un peut faire cette réforme, c’est bien lui. Déjà, parce qu’il n’a pas d’échéance politique insupportable et aussi parce qu'il a compris la nécessité d’agir. Je pense d’ailleurs qu’il voulait qu’on aille plus vite !
Comment vous définiriez-vous sur l’échiquier politique ? Quelle est la suite pour vous ?
Je pense être un socialiste libéral ou un républicain social. C’est pour ça que le centre me va bien ! J’ai de l’admiration pour ce qu’a construit François Bayrou, avec un groupe uniforme qui se laisse la possibilité de faire du social. Il faut aussi être dans une logique libérale, car le système de santé fonctionne sur deux jambes : publique et libérale.
Je ne continuerai pas en politique locale, en passant par une mairie par exemple, malgré les demandes. Je sais quel est mon champ de compétences, il est dans le domaine de la santé. Je peux encore apporter beaucoup de choses, à la fois à l’échelle européenne… ou internationale, même si on ne m’a rien proposé encore. Il n’est pas exclu que je retourne dans mon hôpital. Il va falloir que je me décide avant la fin du mois…
Crédit photos : S. Toubon
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