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Dossier

La loi Evin a 30 ans : un héritage à protéger et à développer

Par Damien Coulomb - Publié le 22/01/2021
La loi Evin a 30 ans : un héritage à protéger et à développer

Des différences de considération entre l'alcool et le tabac
AFP

La loi Evin a bâti le cadre dans lequel l'ensemble de la politique de lutte contre les consommations de tabac et d'alcool s'est structuré. Trente ans après son adoption, les effets sur le tabagisme sont désormais sensibles, mais des efforts restent à faire en ce qui concerne l'alcool qui bénéficie encore d'un soutien économique, politique et culturel important en France.

Aussi emblématique soit-elle, une loi ne suffit pas à faire une politique de santé si elle n'est pas accompagnée, protégée et adaptée. La loi Evin, qui a posé les bases de la lutte contre le tabac et l'alcool en France, en est peut être le meilleur exemple. C'est un succès pour le tabac, mais le bilan est plus mitigé en ce qui concerne l'alcool. Car si les pouvoirs publics ont saisi les outils offerts par la loi pour l'un, la volonté politique fait défaut pour l'autre.

La mesure la plus connue de la loi Evin est l'interdiction de fumer dans les lieux publics fermés et couverts, complétés depuis 2008 par l'interdiction dans les bars et restaurants. On doit aussi à Claude Evin l'interdiction complète de la publicité et du parrainage par les fabricants de tabac, l'obligation d'une mention indiquant les dangers du tabagisme et l'obligation de mentionner les teneurs en goudron. Ces dispositions ont fait des petits. « C'est avec cette loi que l'on a commencé à grignoter l'espace disponible sur le paquet de cigarettes, ce qui préfigure du paquet neutre », estime le Pr François Bourdillon ancien directeur de l'agence Santé publique France.

Une lutte en perpétuelle évolution

« La loi Evin a tout changé, affirme pour sa part le Pr Loïc Josseran, président de l'Alliance contre le tabac et épidémiologiste en santé publique. L'industrie du tabac était consubstantielle de l'État français. La loi Evin a commencé, dans les esprits, à casser l'idée de jeunesse et de virilité associées au tabac. » Pour autant, le combat n'est pas fini et la loi doit toujours évoluer. « De nouveaux modes de publicité déguisée se développent, note le Pr Josseran. Sur les réseaux sociaux, des influenceurs sont rémunérés pour être pris en photo avec des paquets de cigarettes bien en évidence. »

La sortie du tabac de l'indice des prix fut aussi une mesure importante. Sans elle, il n'aurait pas été possible, en s'appuyant sur le rapport de la Cour des comptes de 2012, de parvenir au paquet de cigarettes à 10 euros. Entre 2000 et 2020, le prix est passé de 3,2 à 10 euros, ce qui s'est corrélé à un effondrement des ventes de cigarettes, passées de 82,5 à 36 milliards d'euros. Pour Loïc Josseran, le prix du tabac doit continuer à augmenter significativement car « il arrivera un moment où le prix de 10 euros sera intégré et la consommation réaugmentera », prédit-il.

Pour renforcer la mise en application, une mesure peu connue de la loi Evin est la possibilité ouverte aux associations, « dont l’objet statutaire » comporte la lutte contre le tabagisme ou l’alcoolisme, de se porter partie civile lors d'action en justice visant des infractions aux dispositions juridiques prévues par la loi. « Cette loi posait un principe simple : on ne peut pas faire confiance aux opérateurs privés pour donner une information non biaisée sur leurs produits », résume le Dr Bernard Basset, vice-président de l'association Addictions France (ex-ANPAA).

L'alcool ménagé pour des raisons culturelles

Dès le vote de la loi, les différences de considération entre l'alcool et le tabac étaient évidentes. La partie consacrée au tabac est simple, épurée et rigide. Celle dédiée à l'alcool, en revanche, est plus alambiquée et moins stricte. La publicité n'est pas interdite, mais soumise à un régime d'autorisation exclusive. Si l'affichage dans l'espace public (en dehors des lieux de production) n'est pas permis, la publicité à la télévision et dans la presse (hormis celle destinée à la jeunesse) l'est avec un type de message très encadré.

Très rapidement, des amendements assouplissant ces règles s'entassent. Dès 1994, l'affichage n'est plus limité aux zones de production. En 2005, il devient possible de faire référence aux appellations d'origine contrôlée dans les publicités. En 2009, un amendement à la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » de Roselyne Bachelot autorise la publicité sur internet. Enfin, en 2015, les publireportages sur la production du vin sont autorisés. « Il est délicat de s'attaquer frontalement à une loi de santé, alors la stratégie des entreprises consiste à grignoter en jouant sur l'aspect culturel et humain », résume Bernard Basset.

La « bataille des buvettes »

La loi Evin interdit aussi la vente d'alcool dans certaines enceintes telles que les stades, mais, en 1999, la « bataille des buvettes » conduit à l'adoption d'un amendement autorisant la vente d'alcool dans les stades 10 fois par an pour chaque club de football. Cette mesure a été votée afin de soutenir les petits clubs en difficulté.

Contrairement au tabac, l'alcool dispose d'une assise culturelle, politique, et surtout économique dans notre pays qui reste le plus gros consommateur de vin du monde (47 litres par an et par habitant selon l'OFDT), malgré une forte diminution ces dernières décennies. En 2014, l’enquête Health Behaviour in School-aged Children (HBSC), montre que près de la moitié (49,4 %) des élèves en classe de sixième a déjà goûté à une boisson alcoolisée et huit élèves sur dix (79,9 %) en classe de troisième.

Pour l'ancienne ministre de la Santé, Marisol Touraine, la manière de communiquer sur les dommages liés à la consommation d'alcool sont au cœur du relatif échec des politiques de santé publique dans ce domaine. « Quand on lit les évaluations de Santé publique France ou de l'OFDT, il n'y a pas deux études qui présentent les mêmes chiffres, ce qui offre un terrain de jeu pour les fabricants de boisson d'alcool, explique-t-elle. Il y a une sous-estimation du risque lié à l'alcool. J'ai souhaité coller une image sur les dégâts liés au tabac en disant que c'était l'équivalent d'un Boeing 747 qui s'écrasait chaque jour. Lors des débats, les responsables de santé ont été renvoyés à l'idée qu'ils sont hygiénistes, pas sympas, pas très drôles. Il y a une bataille d'image pour faire comprendre ce qu'est une loi de santé. »

Damien Coulomb