LE QUOTIDIEN : Pourquoi cette expertise collective de l’Inserm, aujourd’hui ?
Dr GUILLAUME AIRAGNES : Depuis la précédente en 2001, les connaissances scientifiques et les politiques de santé publique ont évolué. Il était indispensable de refaire le point. Nous réaffirmons qu’il n’y a aucune consommation d’alcool sans risque. Il n’est plus possible de prétendre que l’alcool pourrait être bénéfique à faible dose dans certaines pathologies.
En outre, les dommages liés à la consommation d’alcool sur la santé sont dose-dépendants et exponentiels : ils augmentent selon la quantité absorbée, et, très rapidement au-delà de certains repères. Santé publique France les a mis à jour en 2017. Dans certaines situations telles qu’un projet de grossesse, l’allaitement maternel, la conduite automobile, la prise de médicaments, etc., il est recommandé de ne pas consommer d’alcool. Encore une fois, les risques d’une consommation en deçà de ces repères ne sont pas nuls.
Au moins la moitié de la morbi-mortalité liée à l’alcool concerne des gens qui consomment trop, mais ne rassemblent pas tous les critères pour parler de dépendance. Les actions d’information et de prévention doivent donc cibler l’ensemble de la population, même si certains publics peuvent bénéficier de stratégies renforcées : les jeunes, les âgés, les personnes avec comorbidités psychiatriques, les précaires, certains milieux professionnels…
L’expertise préconise en outre de systématiser le repérage standardisé des consommateurs à risque lors de tout contact avec un professionnel de santé, notamment en médecine générale, en santé au travail ou lors d’un passage aux urgences.
Quels sont les outils aux mains des soignants de première ligne pour le repérage ?
Pour le repérage précoce et intervention brève (RPIB), plusieurs questionnaires existent. Le FACE se compose de cinq questions, deux sur les niveaux de consommation, trois sur les conséquences (remarques de l’entourage, consommation le matin, black-out). L’AUDIT se décline en une version courte (trois questions) et une longue (10 questions), abordant à la fois le niveau de consommation et le repérage des critères de dépendance (perte de contrôle, conséquences négatives). Certains médecins craignent des outils chronophages. Mais dans sa version complète, l’AUDIT prend… environ deux minutes !
L’autre facteur de réticence est : que faire après avoir repéré une consommation à risque ? On procède à une intervention brève. Celle-ci peut être ponctuelle : un médecin urgentiste peut le faire en 10 minutes et les bénéfices perdureront pendant au moins six mois, ce délai n’étant pas corrélé à la durée de l’intervention elle-même. Elle peut aussi être répétée, notamment lorsque le généraliste revoit son patient. La fréquence dépend aussi du score au questionnaire de dépistage.
Lors de l’intervention brève, on commence par faire un retour sur le niveau de consommation, puis on rappelle les repères de consommation à ne pas dépasser et l’on donne des stratégies pour aider à retrouver une consommation à moindre risque. Plus la consommation est forte, plus une inflexion, même faible, se traduira par une diminution significative de la morbi-mortalité.
Des scores aux questionnaires élevés présagent d’une dépendance. Certains généralistes formés à l’addictologie peuvent alors assurer un suivi, ou orienter vers des soins spécialisés, une consultation hospitalière d’addictologie ou un CSAPA (Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie, N.D.L.R.).
Quels sont les principes de l’entretien motivationnel ?
Il s’agit de faire émerger chez le patient ses motivations intrinsèques à modifier ses comportements et de l’accompagner dans le repérage des avantages et inconvénients qu’il voit dans la consommation d’alcool et dans sa réduction. L’objectif est d’explorer l’ambivalence à l’égard de l’alcool, entre envie de consommer et désir de changement, et de s’accorder sur des objectifs réalisables.
Il ne s’agit surtout pas d’essayer de convaincre nos patients de ce qui nous semble à nous, soignants, de bonnes raisons pour changer : cela risque d’induire un réflexe de contre-argumentation visant notamment à préserver leur autonomie. Évidemment, ce type d’entretien implique une écoute empathique, non jugeante et non stigmatisante.
Pour les plus dépendants, l’Inserm préconise une stratégie multimodale. Qu’est-ce ?
Il faut considérer, chez ce sous-groupe de patients, que la pathologie addictive est chronique et nécessite un traitement au long cours pour prévenir les rechutes. On ne peut se satisfaire d’une stratégie au coup par coup, qui viserait uniquement à gérer les épisodes aigus (intoxication, sevrage, incident judiciaire ou familial).
Contrairement aux consommateurs à risque non dépendants, la réduction de la consommation ne peut être un objectif final chez les très dépendants. Tant qu’il y a encore une consommation, même faible, le risque de réaugmenter les doses est très important. Il faut donc tendre à terme à un arrêt prolongé de l’usage (terme désormais préféré à celui d’abstinence). La réduction peut néanmoins être un objectif transitoire, déjà très utile en termes de réduction des risques et des dommages. Dans tous les cas, il ne faut jamais attendre un projet d’arrêt pour commencer à prendre soin de ces patients.
Ce qui se révèle efficace est l’approche multimodale, c’est-à-dire la combinaison de différentes stratégies thérapeutiques. Parmi elles, plusieurs axes sont indispensables, à commencer par la psychothérapie. Les entretiens motivationnels sont une base, mais chez les très dépendants, il est souvent nécessaire d’associer des psychothérapies validées plus intensives, comme les thérapies cognitivo-comportementales, la thérapie des contingences*, peu utilisée en France malgré un bon niveau de preuve, et les thérapies de pleine conscience en prévention de la rechute. A contrario, les psychothérapies d’exposition (apprendre à déguster un verre de vin par exemple) sont à éviter.
En termes de prise en charge médicamenteuse − que l’expertise collective de l’Inserm a choisi de ne pas détailler −, deux types de médicaments existent, ceux qui aident à la réduction et ceux qui aident à prévenir la rechute.
Il est également essentiel de traiter les comorbidités, notamment les autres addictions.
Il est ainsi plus difficile de traiter la dépendance à l’alcool sans traiter la dépendance au tabac. Parmi les personnes dépendantes à l’alcool, environ 34 % d’entre elles décéderont de l’alcool, mais environ 50 % décéderont du tabac ! Les troubles psychiatriques co-occurrents (ou pathologies duelles) doivent aussi être pris en charge, tout comme les comorbidités physiques telles que les douleurs chroniques et les troubles du sommeil. Les troubles cognitifs liés à l’alcool (attention, concentration, motivation, etc.) concernent environ 50 % des consommateurs d’alcool à risque : leur dépistage peut être réalisé rapidement, par exemple à l’aide de l’échelle MoCA, afin d’orienter les patients qui le nécessitent vers un bilan neuropsychologique.
Enfin, un dernier axe essentiel concerne la réhabilitation psychosociale. Exiger d’un patient dépendant de trouver un logement avant d’entrer dans les soins relève de l’impossible. Toute une littérature est en train d’émerger autour de ce paradigme du « Housing first ».
Une telle stratégie multimodale suppose une coordination des professionnels… encore lacunaire. Comment l’améliorer ?
Seulement 10 % des personnes dépendantes à l’alcool sont prises en charge. Ce sont les difficultés d’accès aux soins qui expliquent cette situation, bien plus que le déni ou le déficit motivationnel (plus la pathologie est grave, moins cette hypothèse est tenable).
Notre groupe d’experts recommande de développer des prises en charge dites intégratives. Dans l’idéal, il s’agit de prendre en charge les patients dans un même lieu, par une même équipe, en articulation permanente avec les soins primaires. Mais de telles organisations pluridisciplinaires capables de traiter les addictions, les pathologies duelles, les troubles somatiques et cognitifs, les problèmes sociaux demandent des moyens. À défaut, une coordination très étroite des prises en charge est indispensable afin qu’elles soient complémentaires et surtout pas clivées.
(1) Le principe repose sur l’utilisation de renforçateurs, la plupart positifs (des cadeaux), pour conditionner le choix d’un sujet.
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