LE QUOTIDIEN : Que nous apprennent les derniers chiffres français de consommation des antalgiques opiacés ?
Pr NICOLAS AUTHIER : La consommation est stable en France, un peu plus de 12 millions de patients ont au moins une prescription chaque année. Il n'y a pas davantage de patients traités, mais les indications sont plus variées. Ces profils différents encourent des surrisques particuliers de mésusage.
Les décès et les hospitalisations liées à une surdose augmentent en revanche, même si ces chiffres restent très loin des dizaines de milliers de cas aux États-Unis. Il est possible que ce soit en partie lié à une meilleure déclaration des cas. Mais cela reste un fait que l'on ne peut nier, d'autant plus que la prévalence est plus importante chez les patients ayant un usage non conventionnel des opiacés.
Il convient aussi de rester vigilant avec les indications plus anciennes : une méta-analyse récente montre qu'il existe des usages problématiques dans les douleurs liées aux cancers (1).
Vous avez dirigé le groupe de travail à l'origine des nouvelles recommandations. Quelles sont les principales propositions à retenir ?
Il s'agit de recommandations transversales portant sur le bon usage des opioïdes, qu'il s'agisse d'antalgiques ou de produits de substitution. Elles décrivent toutes les situations pour lesquelles un médecin peut être amené à faire de telles prescriptions.
Une recommandation forte concerne la naloxone (antidote contre l'intoxication aiguë aux morphiniques, NDLR) afin qu'elle puisse être disponible sans ordonnance (2). Il reste à savoir si elle sera suivie par l'Agence du médicament (ANSM) et la Sécurité sociale.
Nous recommandons aussi l'abandon de la classification entre opioïdes forts et faibles. Cela donne le faux sentiment de sécurité selon lequel il y a peu, voire pas, de dépendance et de mésusage avec un opioïde faible. Il faut une dose plus élevée d'opioïde faible pour obtenir le même effet qu'avec un opioïde fort, mais les risques ne sont pas différents. Un opioïde reste un opioïde !
La distinction entre opioïdes forts et faibles correspond aux paliers 2 et 3 de l'OMS. Cette échelle n'est adaptée qu'au contexte des douleurs nociceptives lors des cancers et n'a pas vocation à être généralisée à toutes les formes de douleurs.
Quels comportements adopter en ce qui concerne les nouvelles indications hors douleurs du cancer ?
Certains antalgiques opiacés sont recommandés dans la lombalgie, la gonarthrose, la coxarthrose ou les douleurs idiopathiques, mais en dernière intention car peu efficaces. Il faut donc des doses importantes, avec un risque de chronicisation de la prescription et de dépendance physique ou psychologique.
En l'absence d'autre solution, il est possible d'essayer, mais il faut aussi savoir s'arrêter et expliquer au patient pourquoi un traitement est arrêté. Un autre challenge est celui de la mauvaise prescription de codéine. Nous avons fait récemment un sondage sur 1 000 personnes avec l'institut Opinion Way : 46 % des usagers de codéine en prennent pour des céphalées et migraines alors que ce n'est pas recommandé, et près de la moitié des usagers de tramadol ou de codéine déclarent avoir déjà partagé leur traitement avec leur entourage.
Quelles alternatives proposer ?
Il faut travailler sur les approches non pharmacologiques comme l'autohypnose ou la sophrologie. Dans nos recommandations, nous insistons sur la notion d'objectif thérapeutique : si l'objectif n'est pas atteint, il faut arrêter. Et si l'objectif est « zéro douleur », alors on a perdu d'avance car ce n'est pas toujours atteignable. Il vaut mieux accompagner le patient dans sa globalité pour accepter la douleur chronique. Trouver des stratégies autour de la qualité du sommeil, de la déculpabilisation, de la lutte contre les émotions négatives.
Le piège absolu, c'est la kinésiophobie, c’est-à-dire ne plus bouger de peur d'avoir mal. Le problème étant que moins on bouge, plus on a mal. Il faut donc remobiliser le patient. Tout cela se pratique sur le temps long.
Un temps long qui nécessite des moyens ! Est-ce que les centres antidouleur en ont suffisamment pour s'occuper des 10 à 12 millions de Français douloureux chroniques ?
Précisons que « seulement » la moitié à deux tiers des patients douloureux ont besoin d'une prise en charge particulière. Les centres antidouleur disposent de psychomotriciens, de psychologues et d'assistants sociaux, mais nous sommes sous-calibrés pour nous occuper de tous les patients suffisamment tôt. Il faut parfois plusieurs mois d'attente avant d'entrer dans ces structures.
Il faut monter les médecins et les infirmiers libéraux en première ligne sans qu'ils ne s'enferment dans la stratégie « zéro douleur ». Avec la mise en place de nouvelles structures comme les CPTS (communautés professionnelles territoriales de santé, NDLR), on peut espérer que les patients vont bénéficier d'une approche pluridisciplinaire. Les centres spécialisés ne seront alors qu'un lieu de passage pour un avis spécialisé.
Il y a un vrai challenge d'organisation. À Clermont-Ferrand, notre équipe « Inserm 1107 Neuro-Dol » en lien avec l'Observatoire français des médicaments antalgiques (OFMA) met en place des outils numériques pour accompagner le parcours de soins du patient douloureux : l'application eDOL permet d'évaluer au quotidien son état de santé et propose des pistes d'amélioration. Nous avons déjà publié des données scientifiques sur 105 patients (3) : le taux d'adhérence était de 61,9 %, celui de réponse au questionnaire à l'inclusion de 89,3 % et avec plus de 60 % de réponse au bout de 3 mois.
Nous sommes en train de monter une cohorte de 500 patients afin d'évaluer scientifiquement ces dispositifs médicaux qui ont vocation à être remboursés.
(1) C. Preux et al, Journal of Clinical Medicine, mars 2022. doi.org/10.3390/jcm11061594
(2) Deux formulations de buprénorphine sont disponibles en France : l'une injectable (Prenoxad, laboratoire Ethypharm) et l'autre nébulisable (Nyxoid, commercialisée par Mundipharma, filière de Purdue). Seul Prenoxad est aujourd'hui disponible sans ordonnance.
(3) N. Kerckhove et al, 2022. JMIR formative research, n°3, vol 6
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024
La myologie, vers une nouvelle spécialité transversale ?