LE QUOTIDIEN : L'analgésie intrathécale dans les douleurs cancéreuses est reconnue par les sociétés savantes depuis 2013 et récemment par la Haute Autorité de santé dans les recommandations sur l’antalgie des douleurs rebelles en situation palliative. Quelle est l'offre de soins sur le territoire ?
Dr DENIS DUPOIRON : En France, environ 300 pompes sont implantées par an par une trentaine d'anesthésistes et des neurochirurgiens spécialisés dans la prise en charge de la douleur au sein de centres de traitement de la douleur en cancérologie, comme ici à Angers, mais aussi dans une dizaine de villes réparties sur le territoire.
La technique est remboursée dans cette indication depuis 2009, mais elle reste encore peu connue malgré son efficacité et les acteurs de terrain manquent pour la proposer. Malgré tout, la France est l'un des pays où elle est le plus diffusée en Europe.
En 20 ans, il n'y a pas eu d'amélioration des chiffres de la prise en charge de la douleur en cancérologie. Entre 10 à 20 % des patients douloureux à un stade avancé de la maladie restent toujours insuffisamment soulagés et cette proportion n'a pas bougé. Dans le même temps, l'espérance de vie a augmenté avec l'avancée des traitements, comme dans le cancer du rein métastatique avec les thérapies ciblées.
Il y a ainsi de plus en plus de patients douloureux à prendre en charge. On estime qu'il y a environ 1000-1500 indications à la pose de pompe par an sur le territoire. Il s'agit principalement de tumeurs du pancréas, du poumon ou encore ORL.
En quoi consiste cette technique ? Depuis quand est-elle développée en France ?
La genèse remonte à la théorie du « Gate Control » qui a introduit dans les années 1960, le concept d’une modulation du signal de la douleur au niveau de la moelle épinière. Cette hypothèse a été confortée la décennie suivante par la découverte de récepteurs aux opioïdes au niveau médullaire.
La technique s'est d'abord développée aux États-Unis avec les premières pompes implantées chez l'homme au début des années 1980. En France, l'essor date de 2005-2006 dans notre centre de lutte contre le cancer à Angers, dont l'activité de recherche a permis d’implanter les premières pompes en cancérologie. L'Agence régionale de santé (ARS) des pays de Loire nous a toujours beaucoup soutenus.
Quand proposer l'analgésie intrathécale ? Quels avantages par rapport aux options plus conventionnelles ?
Cette technique est proposée dans les douleurs réfractaires en cancérologie mais aussi hors cancer, notamment pour des douleurs neuropathiques intenses réfractaires aux autres traitements. En cancérologie, l'analgésie intrathécale permet de soulager des patients, dont souvent la seule alternative est la sédation terminale.
Une fois soulagés, les patients peuvent et veulent de nouveau vivre et se battre : près de 50 % des patients ayant un cancer du pancréas reprennent la chimiothérapie dans le mois qui suit l’implantation. La qualité de vie, notamment relationnelle avec les proches, est transformée. Et près de 10-20 % de ces patients implantés au stade palliatif ont une survie prolongée, ils deviennent des « long-time survivors ».
Aux États-Unis, la crise des opioïdes a accéléré le déploiement de cette technique, avec une implantation la plus précoce possible afin de maintenir l'activité professionnelle, qui est là-bas souvent indispensable pour obtenir une assurance médicale et donc la poursuite des traitements du cancer.
Cette technique est très efficace et les doses nécessaires de morphine sont 300 fois plus faibles que par voie orale. La pompe, qui a une durée de vie moyenne de cinq ans, doit être remplie tous les 15 jours à trois semaines. Les patients vivent à domicile avec une qualité de vie retrouvée. Les pompes externes ne sont que des alternatives de courte durée, quelques jours voire quelques semaines, en raison de l'inconfort et du risque d'infection.
La morphine, efficace contre les douleurs nociceptives n'est pas le seul antalgique utilisé, d'autres molécules ciblant les douleurs neuropathiques le sont aussi. Il s'agit du ziconotide (Prialt), de la clonidine (Catapressan) ou des anesthésiques locaux actifs sur les douleurs neuropathiques et nociceptives tels que la bupivacaïne et la ropivacaïne. Dans 97 % des cas, en cancérologie, on utilise des mélanges d'antalgiques.
Quelles solutions faut-il mettre en place pour développer l'accès à l'analgésie intrathécale ?
Les patients sont souvent référés trop tard. Tous les malades qui pourraient en bénéficier devraient avoir accès à la technique. Pour se développer, l'analgésie intrathécale doit être organisée en réseau autour de centres experts comprenant plusieurs spécialistes aguerris. Les médecins référents (oncologues, algologues, médecins de soins palliatifs, radiologues) doivent être bien identifiés. L’indication est ensuite retenue lors de réunions multidisciplinaires réunissant tous les acteurs.
L'organisation des soins doit faire appel à une implantation des dispositifs dans un centre expert par des praticiens formés à la procédure, car la technique s'apparente à un acte chirurgical avec des contraintes très spécifiques.
Il est possible, en revanche, de former plus rapidement les médecins au suivi et au remplissage des pompes, ce qui évite des déplacements à ces malades fragiles. Les médicaments sont préparés dans la pharmacie à usage interne du centre expert puis acheminés à l'hôpital de proximité, où le remplissage est assuré par des algologues formés. C'est ainsi que l'on fonctionne à Angers avec l'hôpital de la Roche-sur-Yon depuis maintenant cinq ans.
Quels freins existe-t-il au déploiement de la technique ?
Tout part de la motivation d'équipes locales, qui ont envie de s'y intéresser, mais aussi du soutien des ARS qui aident à organiser ces soins complexes.
Un autre problème, plus général, et uniquement français, est celui de la disponibilité des anesthésiques locaux, très efficaces dans les douleurs mixtes. Les produits disponibles sont peu concentrés et cela oblige à un remplissage fréquent, parfois tous les trois jours compte tenu des posologies requises. L'Agence du médicament met un véto depuis des années à l'accès à des produits plus concentrés et donc mieux adaptés comme la bupivacaïne à 40 mg/ml, sur le motif d'une toxicité supposée, arguant que les autorisations temporaires d’utilisation sont réservées « pour traiter des maladies graves ou rares en l’absence de traitement approprié ». Alors que la bupivacaïne concentrée est disponible dans la plupart des pays européens et en Amérique du Nord, nous ne pouvons toujours pas y avoir accès en France.
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