Contrer l’antibiorésistance : où en est la recherche ?

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Publié le 12/07/2024
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Contre la résistance aux antibiotiques, les scientifiques innovent. Chimistes et biologistes collaborent à la découverte de nouvelles molécules bactéricides. À cela s’ajoute un pan de la recherche consacré aux « adjuvants ».

L’efficacité bactéricide in vitro ne fait pas tout, la cytotoxicité est un facteur limitant

L’efficacité bactéricide in vitro ne fait pas tout, la cytotoxicité est un facteur limitant
Crédit photo : FOURNIER-GARO/PHANIE

Comment procèdent les scientifiques aujourd’hui pour contrer la résistance aux antibiotiques et identifier de nouveaux composés ? Si la recherche dans ce domaine a connu un ralentissement, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) rapporte la commercialisation de 17 nouveaux médicaments entre 2021 et 2023 et plusieurs molécules candidates prometteuses ont été caractérisées depuis, comme la crésomycine.

Même si les antibiotiques à large spectre sont favorisés par l’industrie pharmaceutique et intéressants pour les patients graves qui ne peuvent attendre les résultats d’antibiogramme, les chercheurs dirigent leur attention autant que possible sur des antibiothérapies spécifiques qui présentent des avantages en matière d’écologie, de transmission de résistance et de pression de sélection.

Depuis les années 1990, la résistance aux antibiotiques est un problème de santé publique qui s’est démultiplié. La liste des bactéries concernées s’allonge, avec une préoccupation accrue pour les bacilles à Gram négatif résistantes aux carbapénèmes.

Identifier de nouvelles molécules : produits naturels et in silico

Alors qu’il est difficile de trouver de nouvelles pistes, une première stratégie est de repartir de l’existant : créer des analogues d’antibiotiques éprouvés ou chercher des toxines bactériennes dans des environnements inexplorés. Les produits naturels, qui concernent 80 % des antibiotiques, constituent également une source intéressante pour les futurs antibiotiques, mais leur transformation en dérivés optimisés pour la santé humaine demande un effort considérable, du fait de leur structure complexe. « Il y a tant de produits naturels formidables que l’on ne parvient pas à adapter en médicament », déplore Ruben Hartkoorn, directeur de recherche CNRS et Inserm au Centre d’infection et d’immunité de Lille et chef d’équipe à l’Institut Pasteur.

Il y a tant de produits naturels formidables que l’on ne parvient pas à adapter en médicament

Ruben Hartkoorn, directeur de recherche CNRS et Inserm

Pour le chercheur, la collaboration entre biologistes et chimistes est essentielle pour le développement de nouveaux antibiotiques. « Le manque de chimistes dédiés à ce pan de la recherche est un problème majeur, estime-t-il. Ce sont eux qui ont la capacité de transformer une molécule en un médicament. » Une autre option est l’investigation in silico de molécules synthétiques, plus aisées à transformer en médicament. Quelle que soit l’approche, l’important est d’avoir une molécule active sur laquelle faire des expérimentations. Des chercheurs d’Harvard et du Massachusetts Institute of Technology (MIT) ont analysé plus de 12 millions de composés grâce à l’intelligence artificielle (IA) pour en prédire l’activité antibiotique et la cytotoxicité. L’algorithme a identifié 283 molécules candidates à tester. L’usage de l’IA, encore peu répandu en France, permet de tester différentes conformations d’une molécule, plusieurs conditions de docking (modélisation de la fixation de deux molécules entre elles) ou encore de prédire les protéines inhibitrices d’une cible.

Comment tester l’efficacité ?

La plus grande difficulté n’est pas d’identifier des molécules bactéricides mais d’en faire un médicament rapide, efficace et non toxique. Une multitude d’aspects sont évalués pour chaque molécule, d’abord in vitro (spectre d’activité, rapidité d’émergence de résistances et cytotoxicité) ensuite in vivo pour en mesurer l’efficacité et le devenir au sein de modèles animaux. Mais ces nouveaux composés peuvent entraîner des effets indésirables. « Des allergies, une mauvaise tolérance, une insuffisance rénale ou hépatique, des interactions médicamenteuses liées à l’utilisation de ces nouvelles molécules sont autant de facteurs qui restreignent les options thérapeutiques », explique le Pr Vincent Cattoir, chef du service de bactériologie et d’hygiène hospitalière au CHU de Rennes et directeur de l’unité Inserm U1230 à l’Université de Rennes.

Récemment, des chercheurs de l’Université de l’Illinois ont découvert la lolamycine, un antibiotique qui ne cible que les bactéries à Gram négatif, épargnant le microbiote. Le composé a amélioré l’élimination de C. difficile chez des souris tout en préservant les bactéries commensales. Mais il est rare d’avoir une molécule qui rassemble tous les avantages thérapeutiques en même temps, explique le Pr Cattoir.

La qualification préclinique se fait à travers des approches microbiologiques, omiques et cellulaires. Là aussi, les collaborations croisées sont primordiales. Les chercheurs échangent avec les chimistes et les biologistes structuralistes pour optimiser les propriétés pharmacocinétiques d’un antibiotique intéressant. Par exemple, au cours d’un projet européen auquel a participé le Pr Cattoir sur une molécule trouvée in silico, l’activité bactéricide a bien été constatée, mais ce n’était pas pour les raisons supposées initialement. Pour l’améliorer, il est nécessaire d’investiguer le mécanisme d’action sous-jacent.

Des molécules « cheval de Troie »

Quid des antibiotiques existants ? Rares sont les nouveaux composés qui parviennent jusqu’aux essais cliniques, et une fois commercialisés, des résistances émergent rapidement. La recherche se dirige ainsi sur des molécules « cheval de Troie » dont le but est d’aider les médicaments existants à contourner les mécanismes de résistance. C’est l’un des sujets principaux du laboratoire de Ruben Hartkoorn. Le chercheur utilise les besoins métaboliques des bactéries en fixant les antibiotiques à des nutriments essentiels (notamment le fer) grâce à une molécule de couplage (dans ce cas, des sidérophores). Le céfidérocol est la première céphalosporine sidérophore commercialisée mais déjà apparaissent des mécanismes de défense. Avec des collègues allemands et français, le Pr Cattoir tente pour sa part d’investiguer le couplage à des sucres. « L’accès à de nouvelles molécules est limité. Nous devons explorer autant de stratégies alternatives que possible », explique Ruben Hartkoorn.

L’accès à de nouvelles molécules est limité. Nous devons explorer autant de stratégies alternatives que possible

Ruben Hartkoorn

Des adjuvants, couplés à des médicaments existants, pourraient permettre aussi de renverser la résistance aux antibiotiques. Les bacilles à Gram négatif utilisent par exemple des pompes d’efflux pour évacuer rapidement les antibiotiques. Le laboratoire de Ruben Hartkoorn se consacre au développement d'inhibiteurs de ces pompes à efflux. Un autre axe est le développement d’inhibiteurs d’enzymes de résistance comme les β-lactamases. De nombreuses molécules sont en cours d’expérimentation pour les carbapénémases, même si peu d’entre elles sont arrivées en clinique. La recherche a encore du chemin à faire mais, quoi qu’il en soit, les avancées scientifiques ne suffiront pas à contrôler l’antibiorésistance, sans un usage raisonné des antibiotiques.

K.A. Muñoz et al., Nature, 2024, DOI : 10.1038/s41586-024-07502-0
F. Wong et al., Nature, 2024, DOI : 10.1038/s41586-023-06887-8

Les tailocines : une phagothérapie sans virus vivant

La phagothérapie comme alternative aux antibiotiques est un champ de recherche actif. Malgré de multiples atouts (pas d’effets secondaires, thérapie ciblée), ce domaine est limité par le risque que les bactériophages soient inactifs. Mais sans utiliser de virus vivants, il est possible d’en exploiter les propriétés bactéricides. Une étude publiée dans Science explore le potentiel de la tailocine, une protéine qui forme la queue du phage et perce la paroi bactérienne. Si l’étude porte sur les bactéries infectant des plantes, la méthode pourrait être étendue aux pathogènes humains, en créant des « cocktails de tailocines » pour renforcer l’arsenal thérapeutique.

T. Backman et al., Science, 2024, DOI : 10.1126/science.ado0713


Source : Le Quotidien du Médecin