LE QUOTIDIEN : Quels sont les principaux signes d’alerte pouvant indiquer qu’un bébé ou un très jeune enfant est victime de violences sexuelles ?
Dr MYRIAM PIERSON-BERTHIER : Je ferais une différence entre des signes qui doivent mettre en alerte et des signes pathognomoniques des violences sexuelles. Parmi ces derniers, chez les tout-petits, y compris les bébés, on trouve notamment la masturbation compulsive, des mimiques ou des jeux sexuels. Chez l'enfant un peu plus âgé, qui a accédé au langage, ce sera une parole crue, érotisée, parfois une béance anale ou vaginale, des infections buccales, gynécologiques ou anales, des infections sexuellement transmissibles, voire la présence de sperme. Autant de signes qui doivent inciter médecins et professionnels de la petite enfance à rechercher d’éventuels abus subis par les enfants.
Il existe aussi un ensemble de signes très évocateurs, ayant une valeur moins spécifique, mais qui n’en sont pas moins caractéristiques. En particulier, l'encoprésie, dont il faut en premier lieu chercher d’éventuelles causes organiques. Si l’on n’en trouve aucune, il faut s’intéresser à de potentielles causes traumatiques, le viol anal étant fréquemment pratiqué par les pédocriminels. Et aussi : l’énurésie, des lésions buccales, des hématomes et fissures anales ou vaginales, des maladies ORL et angines à répétition, fièvres inexpliquées, terreurs nocturnes…
Que peut révéler le carnet de santé d’un enfant ?
Le carnet de santé est un formidable outil d'évaluation des violences et maltraitances, très sous-utilisé en clinique pédiatrique et médico-légale et dans les procédures judiciaires. L’enfant victime, même très petit, se tait, mais il parle ! Les signes somatiques doivent être pour les médecins des éléments d'alerte. Ces informations se trouvent pour certaines sous nos yeux, dans le carnet de santé de l’enfant. Ces signes ne sont pas forcément spécifiques, mais peuvent constituer un « faisceau convergent d’indices ».
Un brusque décrochage de la courbe de poids, prise ou perte, est par exemple à interroger. Les causes peuvent être multiples, mais cela reste souvent un premier élément d'orientation. L'atteinte de la taille dans ce contexte signe la durée et la gravité des violences. Un seul élément en soi n'est jamais spécifique, mais certains doivent inciter à en chercher d’autres : des douleurs abdominales, des douleurs aux jambes, poignets et chevilles (pouvant témoigner de contentions lors des violences). Ces symptômes et leur apparition doivent être comparés à des séjours chez un proche, un déménagement, l’arrivée d’une nouvelle personne dans l’entourage de l’enfant.
Vous avez publié un livre sur les signes cliniques et autobiographiques du bébé et du jeune enfant victime de violences sexuelles. Pourquoi ?
Je voulais réaliser un ouvrage (1) consacré à la problématique des violences sexuelles sur les bébés et les jeunes enfants, un sujet encore pauvre en bibliographie. Les seules publications étaient les travaux de la psychologue clinicienne Danielle Rapoport sur l'évolution staturo-pondérale et le développement psychomoteur des enfants soumis à des violences physiques et à des carences. Et le livre du psychiatre Bessel van Der Kolk (2). Mais rien sur les violences sexuelles subies par des bébés ou de très jeunes enfants.
Ayant exercé comme pédopsychiatre pendant près de 40 ans dans des structures accueillant des enfants âgés de 0 à 6 ans, en population générale ou venant de l’enfance protégée, j’ai pu voir que la clinique des violences sexuelles n’était pas un corpus constitué et qu’elle n’était pas enseignée aux futurs médecins et professionnels de l’enfance. C’est une clinique que j’ai souhaité partager. On sait aujourd’hui que 50 à 75 % des enfants exposés à des violences conjugales subissent aussi des violences sexuelles. Ce sera l’objet d’un nouveau chapitre de mon livre.
Quelles sont les obligations légales des médecins dans ce domaine ?
En cas de soupçon de maltraitance subie par un enfant, selon l’article 434-3 du code pénal, toute personne – médecin ou non - est obligée de le signaler par un appel au 119, une information à une assistante sociale ou à la cellule de recueil des informations préoccupantes, ou encore à un juge ou au procureur. Et en cas de révélations de violences sexuelles sur mineurs, de danger immédiat, on fait un signalement au procureur de la République. Je souligne que les auteurs de viols se recommandent mutuellement des « pratiques prudentes », ne laissant pas ou peu de traces.
L’un des freins majeurs est la méconnaissance qu’ont souvent les médecins de cette clinique si particulière. Un autre est celui de l’impensable, de l’irreprésentable. On peut aussi avoir peur de se tromper, mais les fausses « révélations » représentent environ 0,2 % des allégations et seraient plutôt le cas d’adolescents, jamais de petits enfants. Enfin, les sanctions à l’encontre de certains médecins lanceurs d’alerte par certaines instances du conseil de l’Ordre des médecins - régional et national -, au nom du secret médical, en dépit du droit pénal, ne sont pas de nature à encourager les confrères.
Comment améliorer la détection et la prise en charge de ces enfants victimes, qui ne peuvent échapper seuls à leur agresseur ?
Seulement 10 % des mineurs victimes de violences sexuelles parlent et seulement 1 % des plaintes aboutiront à un procès. Les médecins sont, avec d’autres professionnels de l’enfance, en première ligne. Nous devons nous former, ouvrir les yeux sur l’impensable et ne pas abandonner ces petits à leur sort.
Les lignes commencent à bouger avec le formidable travail de la Civiise, des congrès et des formations pluridisciplinaires, comme à la faculté de médecine de Grenoble, de Caen ou de Paris Descartes avec un DU - dans lequel j’interviens. Une recherche clinique multicentrique est en cours de lancement avec les équipes du CHU de Caen.
Lorsque les jeunes enfants, même très petits, perçoivent qu’un médecin ou toute autre personne est prêt à les écouter, à les croire et à les protéger, vous n’imaginez pas les trésors de communication qu’ils déploient pour exprimer ce qu’ils vivent, pour être aidés. Écoutons-les, entendons-les, c’est une question de santé publique, mais surtout de simple humanité.
(1) Le bébé maltraité se tait, mais il parle ! Signes cliniques et autobiographiques du bébé et du jeune enfant, victimes de violences sexuelles, Dr Myriam Pierson-Berthier, éditions Dunod, 2022
(2) Le corps n’oublie rien, Bessel Van der Kolk, éditions Albin Michel, 2018
L’Académie de médecine appelle à sortir du déni
À peine deux semaines après la publication d’un rapport sur la maltraitance physique des enfants, l’Académie nationale de médecine persiste et signe : « le déni de maltraitance met l’enfant en péril », insiste-t-elle dans un nouveau communiqué. Or « la maltraitance chez l’enfant a toujours fait l’objet de déni », regrette-t-elle, un déni qui retarde le diagnostic de maltraitance, accentuant le risque de répétition des violences.
L’Académie le reconnaît : le diagnostic est difficile et place les médecins dans une situation inconfortable vis-à-vis de l’enfant et son entourage. « Le soignant intervient en ignorant qui est l’auteur de la maltraitance, même si celle-ci est certaine », lit-on. Et ce n’est pas à lui de mener l’enquête, mais aux enquêteurs et magistrats.
L’Académie précise les principes du diagnostic, à commencer par le fait que ce n’est jamais un seul médecin qui pose le diagnostic mais une équipe pluridisciplinaire. Sa confirmation requiert des compétences pédiatriques spécialisées ; l’analyse objective du contexte global de l’enfant ou de l’adolescent est essentielle, ne serait-ce que pour éliminer toutes les autres causes médicales possibles des lésions observées. D’où l’importance d’hospitaliser immédiatement l’enfant à la moindre évocation de maltraitance pour assurer sa protection et évaluer la situation. « L’intervention des professionnels face à une situation de maltraitance d’un enfant gagne à être pensée dans une vision qui englobe l’enfant victime, sa famille et l’auteur de la maltraitance. Elle consiste avant tout à protéger l’enfant victime », lit-on encore. S’il faut tenir compte de la constellation familiale pour la prise en charge, « la préoccupation principale est l’enfant », insiste l’Académie.
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