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Santé des médecins

Burn-out et suicide : la veuve d’un généraliste témoigne « pour que ça ne recommence pas »

Par Camille Roux - Publié le 14/06/2019
Burn-out et suicide : la veuve d’un généraliste témoigne « pour que ça ne recommence pas »

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Andrey Popov/adobe stock

Cinq ans après le suicide de son époux, médecin de famille dans les Pays de la Loire, Marie L. s’est confiée au Généraliste. En acceptant pour la première fois de témoigner, elle souhaite avant tout une prise de conscience des soignants sur la nécessité d’accompagner tout praticien en souffrance, comme n’importe quel autre patient.

Elle avait choisi de ne pas en parler, par pudeur. Aujourd’hui, Marie L*. sort de son silence « pour que ça ne recommence pas ». Il y a 5 ans, son époux Philippe, médecin généraliste à Nantes, s’est donné la mort en se jetant par la fenêtre du domicile familial après plusieurs années de dépression. « En 2010, les symptômes du burn-out ont commencé », explique-t-elle d’une voix douce. Cette psychologue du travail connaît bien l’épuisement professionnel. À l’époque, elle travaille pour la plateforme d’écoute Proconsult, désormais partenaire de l’association de lutte contre la souffrance au travail Soins aux professionnels de santé (SPS)**.

Le Dr L. s’installe seul en 2003 à Nantes après un début de carrière en Mayenne avec trois associés. « Nous avons déménagé pour les études des garçons. À Nantes, le rythme de vie n’a plus du tout été le même. Il avait une très grosse activité. Il ne savait pas refuser de nouveaux patients », confie son épouse. Les horaires à rallonge du lundi au samedi, parfois de 7 à 22 heures, les dimanches consacrés à l’administratif et l’isolement ont conduit le généraliste à décrocher. « Je lui répétais de se reposer, mais je restais inaudible, poursuit Mme L. Il est très difficile d’influer sur les personnes prises dans cette spirale. »

Pas de médecin traitant

Pendant 4 ans, l’état de santé du médecin de famille se dégrade. « Comme beaucoup de personnes en surmenage, il a commencé à boire », raconte sa femme. Cette addiction la pousse à alerter les institutions sur l’état de santé de son mari, et notamment l’Ordre des médecins de Loire-Atlantique. « Pour moi, l’alcool est un vrai danger professionnel pour les patients. Mais on m’a répondu “ça va aller, ça va passer” ». À cette époque, Philippe L. n’a pas de médecin traitant. Il pratique l’automédication et n’est pas toujours très observant sur ses traitements, d’après son épouse. Dix ans auparavant, « il avait eu une entorse de la cheville mais n’a jamais arrêté de travailler ni fait de radio. Il a continué jusqu’à ce qu’il ne puisse plus marcher. Quand c’est physique, ça va, quand c’est psychique, c’est autre chose », explique Marie L. En état d’épuisement professionnel, le généraliste finit par être contraint d’arrêter de travailler. Pris en charge en hôpital de jour puis en hospitalisation fermée, il est « suivi par des professionnels de santé exceptionnels, très impliqués », tient à souligner sa femme. 

Quinze jours avant son décès, alors qu’il est hospitalisé, le Dr L. transgresse l’avis médical et sort de l’établissement. N’étant pas hospitalisé à la demande d’un tiers, il signe lui-même une décharge avant de rentrer au domicile familial. La psychiatre qui le suit prévient Mme L. par téléphone : son risque suicidaire est évident. Une semaine s’écoule ensuite sans amélioration. Le mardi suivant, alors qu’il est au plus mal, sa femme lui propose d’appeler le 15 et de retourner à l’hôpital. Ce qu’il accepte. Le médecin du SAMU signe alors, avec le couple, le document d’hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT), pour ne pas le laisser sortir seul cette fois. « Mon mari disait : “il faut me protéger contre moi-même” », se souvient Mme L.

Refus d’hospitalisation

Seulement, l’après-midi même, alors qu’elle est encore au travail, la femme du généraliste reçoit un appel de l’interne des urgences du CHU de Nantes, lui expliquant que le service n’allait pas garder son mari à l’hôpital. « Nous avons discuté ensemble peut-être trois quarts d’heure au téléphone, raconte Mme L. Je lui ai expliqué que c’était quand même mon métier de reconnaître le mal-être, le risque suicidaire, le burn-out… Que le médecin du 15 avait fait une demande de HDT. Quand j’ai raccroché, j’avais l’impression que l’interne m’avait comprise. » Pourtant, deux heures plus tard, c’est au tour de son mari Philippe de lui téléphoner. « Viens me chercher, je suis dehors », lui demande-t-il.

Ce refus de prise en charge malgré la demande de HDT a été très violent pour le couple. « On se retrouvait face à nous-mêmes », se rappelle, désemparée, Mme L. Le retour au domicile ne durera que 4 jours. Le dimanche matin, alors qu’elle descend dans la cuisine pour préparer le petit-déjeuner, Mme L. aperçoit son mari au bord de la fenêtre, prêt à sauter. « Je suis allée le voir, je lui ai dit tu ne vas pas sauter, tu t’allonges je vais préparer le café et on va discuter” », raconte-t-elle. Ce qu’il exécute en premier lieu. Par réflexe, elle part ensuite chercher un tournevis pour démonter la poignée de la fenêtre. À son retour, Philippe s’était défenestré.

Prise de conscience

Après le décès de son époux, Marie L. décide de se retourner contre le CHU de Nantes, à cause de leur refus d’hospitalisation quelques jours avant le décès. La commission de conciliation n’a pas permis aux parties de se mettre d’accord. Le rapport d’expertise a toutefois reconnu un défaut de prise en charge du CHU et a confirmé l’état de santé du Dr L., en dépression depuis plusieurs années, sans préciser la cause de son mal-être. Marie L. a saisi le tribunal administratif il y a deux mois face à la passivité du CHU. Le temps judiciaire est long et chaque rebondissement est une épreuve pour Marie L. et ses deux fils trentenaires.

En se confiant au Généraliste, Marie compte interpeler les institutions qui doivent être la référence dans la prise en charge du risque suicidaire, et garantir la formation des soignants à la problématique du burn-out. « Depuis le début, je suis persuadée que si mon mari avait exercé une autre profession, il aurait été pris en charge. Il faut alerter tous les soignants. Un étudiant en médecine ayant en face de lui un médecin dans un état similaire à celui de mon mari risque de ne pas évaluer justement son état de santé. Car on pense qu’un praticien ne peut pas être malade : il est là pour soigner, pas pour être soigné. Lui-même avait mis du temps à réaliser pleinement la dégradation de jour en jour de son état. Des protocoles et des outils simples d’évaluation du risque suicidaire existent, mais pour mon mari ils n’ont pas été utilisés. Mon combat vise à améliorer la prise en charge des populations vulnérables, dont font partie les soignants. Sans cela, combien y aura-t-il encore de morts évitables ? »

* Marie L. n’a pas souhaité que son nom apparaisse.

** Numéro de téléphone de SPS : 0 805 23 23 36

Dossier réalisé par Camille Roux et Amandine Le Blanc