SPÉCIALISTE de Shakespeare, Gail Paster, s'étonnait d'y trouver « un langage des émotions et des pensées qui lui paraissait parfois étrange », dit-elle au « Quotidien ». A la recherche d'explications, elle a lu d'autres uvres critiques de l'époque élisabéthaine, ainsi que la littérature vernaculaire et les recettes de ménage contemporaines et elle y a découvert que le langage des humeurs y avait une place très importante.
Dans un ouvrage consacré à la même période**, l'historienne de la médecine Nancy Siraisi rappelle que c'est l'un des traités d'Hippocrate qui présenta la première description des quatre humeurs qui vont, pendant des siècles, servir de référence standard en physiologie, le sang, le flegme, la bile et l'atrabile (ou bile noire). « Ces humeurs étaient des fluides réels auxquels avaient été attribués des origines, des sites et des fonctions largement hypothétiques », précise-t-elle. Leurs caractéristiques firent l'objet de descriptions variées auxquelles ont contribué notamment Galien et Avicenne.
Une explication matérielle.
Le flegme représentait toute sécrétion incolore ou blanchâtre, à l'exception du lait et du sperme, et le cerveau était l'organe auquel il était le plus souvent associé. La bile jaune ou rouge se trouvait dans la vésicule biliaire mais provenait du foie, où étaient également fabriqués la bile noire et le sang. La bile noire était contenue dans un réceptacle imaginaire de la rate. Le sang occupait une place spéciale parmi les humeurs. Selon Galien, le sang, incorporant les autres humeurs, nourrissait le corps. Enfin, c'est l'équilibre des humeurs qui était considéré comme étant responsable de la disposition physique autant que psychologique de l'individu. « La théorie humorale est probablement l'exemple le plus frappant de la préférence habituelle de la médecine ancienne, médiévale et de la Renaissance pour une explication matérielle des états mentaux et émotionnels », indique Nancy Siraisi dans son livre.
A chacune des quatre humeurs étaient associées des qualités, rappelle Gail Paster. Au sang, le chaud et l'humide, au flegme, le froid et l'humide, à la bile, le chaud et le sec, et à la bile noire, le froid et le sec. Ces qualités étaient à leur tour associées à des pensées, des émotions et des comportements. Par exemple, le chaud stimulait l'action et le froid la décourageait. C'est la chaleur et la bile du jeune guerrier qui lui donnait son impulsivité tandis que le lâche était flegmatique, etc. Cette association de qualités et de comportements « constitue la clé du vocabulaire des humeurs dans Shakespeare et les autres textes de la même époque », indique Gail Paster au « Quotidien »,.
Ces propriétés des humeurs expliquent, par exemple, pourquoi Hamlet, dans la dernière tirade de la scène 2 de l'acte 2, se lamente de sa propre lâcheté en s'exclamant : « J'ai un foie de pigeon et je n'ai pas de vésicule biliaire ». Ce qui est sous-entendu ici, c'est que son foie est trop petit pour fabriquer le sang nécessaire et il ne possède pas de bile. Il est donc froid. Il est dépourvu de la chaleur qui incite à l'action.
C'est d'une toute autre façon que Nym, un personnage secondaire au langage incohérent qui apparaît dans « Henri V » et que l'on retrouve dans « les Joyeuses Commères de Windsor », impose son humeur. En ponctuant son discours de variations de l'expression « En voilà l'humeur », il « justifie son comportement rustre » et témoigne de son refus de remettre en cause son discours ou ses actions, explique Gail Paster. Et elle ajoute que les humeurs, dans l'usage qu'en fait Nym, deviennent « la base d'une manière de vivre, d'une façon d'appartenir au monde, une façon mal adaptée et incohérente caractérisée par de l'impulsivité et de l'agressivité ».
L’ordre naturel
Pour Gail Paster, une utilisation plus convaincante des humeurs se trouve dans l'acte 4 du « Marchand de Venise », lorsque le prêteur Shylock, dans son discours, transforme sa haine pour le marchand Antonio « en une incompatibilité humorale intense ». « Il se sert des humeurs du corps comme de quelque chose qui, par convention, passe avant une différence religieuse, ethnique… », précise la professeure de lettres. Il compare sa haine pour Antonio à ce que l'on pourrait assimiler à une allergie ou une phobie, au fait que certains hommes détestent les chats ou ne peuvent s'empêcher d'uriner lorsqu'ils entendent le son de la cornemuse, ou n'aiment pas le porc. « C'est une antipathie naturelle, qu'il décrit comme étant "son humeur" et qui, de cette façon, est enracinée dans l'ordre naturel des choses ; contre laquelle il n'y a pas de réponse », insiste Gail Paster. Pour circonvenir l'argument, Portia, qui est déguisée en homme de loi, est forcée à changer de registre et à quitter le domaine du naturel pour passer à celui du symbolique.
Retourner au langage des humeurs pour lire Shakespeare, souligne Gail Paster, c'est reconnaître que pour les gens de l'époque élisabéthaine, le modèle physique qui supportait la psychologie était « un simple système hydraulique basé sur une localisation claire de la fonction psychologique par organes ou systèmes d'organes ». On pourrait parler de « psycho-physiologie », suggère-t-elle, pour décrire l'unité du corps et de l'esprit à l'époque. C'est intéressant de redécouvrir ce fait, conclut-elle, alors que la notion que « le physique et le psychologique ne sont pas séparés est un concept vers lequel la médecine contemporaine est en train de retourner ».
* Folger Shakespeare Library, http://www.folger.edu/. Gail Kern Paster est l'auteure d'un livre intitulé « Humoring the Body. Emotions and the Shakespearean Stage », The University of Chicago Press.
** Medieval & early Renaissance medicine, The University of Chicago Press
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