Alors que la troisième vague de l’épidémie de coronavirus est au plus haut, les conséquences psy de cette crise sanitaire, qui n’en finit plus, se manifestent de plus en plus fortement. Pour y faire face, les généralistes sont en première ligne mais doivent composer avec des difficultés préexistantes au Covid-19, accentuées par une demande de plus en plus forte.
Des troubles du sommeil et anxieux au stress chronique, en passant par la dépression, on n’a jamais autant parlé de santé mentale. Après une année marquée par le décompte des victimes du Covid-19 et des restrictions – fluctuantes mais persistantes – avec couvre-feu pour tous et isolement contraint pour beaucoup, la dégradation de l’état psychologique des Français est devenue une réelle inquiétude pour le gouvernement. Le 22 mars, une réunion s’est tenue pour la première fois sur cette seule question à Matignon, pour lister ce qui doit être renforcé et ce qu’il faudrait déployer, notamment envers les jeunes.
Dès le printemps 2020, les psychiatres, qui alertent depuis plusieurs années sur la sous-dotation d’une spécialité qualifiée de « parent pauvre de la médecine », en manque de moyens et de bras, s’inquiétaient de prévisibles séquelles psychiques liées à la pandémie. Aucun indicateur ne leur a donné tort depuis. Le dispositif Epi-phare, qui assure le suivi épidémiologique des produits de santé, examinant la consommation des médicaments sur ordonnance délivrés en ville entre mai et septembre 2020, a constaté un recours aux psychotropes supérieur à l’attendu, avec + 1,1 million de traitements anxiolytiques et + 480 000 d’hypnotiques prescrits. Selon l’enquête CoviPrev/Santé publique France, qui questionne régulièrement un panel de 2 000 personnes, 30 % des Français sont aujourd’hui soit anxieux, soit dépressifs. Et les demandes de prise en charge n’ont cessé d’augmenter, observait la Drees le mois dernier, résultats de son quatrième panel des pratiques en médecine générale à l’appui. 72 % des généralistes les estiment plus fréquentes : pour 16 % d’entre eux, le nombre de ces consultations a carrément augmenté de 50 %.
Une vague psy au cabinet
Ce besoin qui s’accentue au fil du temps n’est pas une vue de l’esprit, confirme Marie-Hélène Certain, secrétaire générale du Collège de la médecine générale, depuis son cabinet des Mureaux (Yvelines). Entre peur du virus, séquelles du Covid-19, baisse des relations sociales et précarité économique, « la situation psychique est beaucoup plus difficile pour tous, et d’autant plus chez ceux qui ont un terrain fragile sous-jacent ». Le Dr Elise Fraih, généraliste à Dachstein (Bas-Rhin) et vice-présidente des Installés pour le syndicat ReAGJIR, a vu une évolution entre les deux confinements. « Au premier confinement, nous avons vu des patients qui commençaient à présenter des comportements et signes d’angoisse totale. En novembre, c’était plutôt un “désespoir tranquille” », explique-t-elle. À l’instar de l’étude de la Drees, la généraliste constate que « les jeunes et les ados en particulier ne vont pas très bien ». Même observation chez sa consœur d’Orvault (Loire-Atlantique), le Dr Pascale Geffroy : « je vois beaucoup d’étudiants qui, avec le temps qui passe, les examens, etc., développent des pathologies anxieuses, nous avons aussi des décrocheurs scolaires ». Avec la fermeture récente des écoles, elle a aussi vu « revenir » des parents avec des enfants en bas âge qui doivent continuer à travailler. Le Dr Virginie Desgrez, installée à Cruseilles (Haute-Savoie), estime « à la louche » que depuis un an, elle a dû « doubler le nombre d’introductions de traitements antidépresseurs ».
Et cet afflux de patients risque encore d’augmenter. Le 7 avril, le ministère de la Santé et Santé publique France ont lancé une campagne d’information grand public pour inciter les Français à parler de leur état psychologique. Mi-mars, le ministère lançait aussi la plateforme Santé Psy Étudiant, qui permet aux étudiants d’avoir accès à des séances remboursées chez les psychologues, sur orientation notamment du généraliste. Il sera activable tout au long de la crise, auprès de psychologues partenaires identifiables sur une plateforme et dans le cadre d’un parcours de soin.
Accueillir une demande de soins pour des troubles psy, les généralistes en ont l’habitude. Même si, historiquement, l’organisation des filières de soins a dissocié les maux du corps et ceux de l’esprit, « ce qui est le paradoxe le plus absolu, souligne le Dr Maurice Bensoussan, président du Syndicat des psychiatres français : dans la vraie vie, santés psychique et somatique sont indissociables et la structuration d’un système de soins en santé mentale qui ne s’appuierait pas sur la médecine générale n’aurait aucun sens. »
Un rôle inhérent à la pratique du généraliste
« Il y a toujours une petite part de santé mentale dans chaque consultation », souligne le Dr Fraih. Cosignataire en juin dernier, avec le Dr Bensoussan, d’une note sur ces parcours de soins, le président de MG France, le Dr Jacques Battistoni, confirme. « La prise en charge de la santé mentale a une place très importante en médecine générale et peut, suivant les cabinets, représenter jusqu’à 20-25 % de l’activité moyenne. » À tout moment en consultation, quel que soit le motif initial, renchérit Marie-Hélène Certain, « on peut être amené à évaluer l’état psychique d’un patient ». Dans les faits, le seuil de compétence varie selon les médecins : « de même que certains sont plus à l’aise avec la cardiologie, d’autres, comme moi, ont plus d’affinités avec la santé mentale et sa prise en charge », convient le Dr Alice Perrain, qui s’est formée aux techniques de psychothérapie structurée pour pouvoir proposer des séances aux patients adressés par des confrères, à La Croix-en-Touraine (Indre-et-Loire). Le Dr Maxence Pithon, généraliste à Langeac (Haute-Loire), regrette d’ailleurs que la pathologie psychiatrique « ne soit pas assez abordée » dans le cursus de formation des généralistes. Le Dr Desgrez, qui s’est spécialisée dans les troubles du neurodéveloppement de l’enfant, constate également, dans les séminaires où elle aborde ce sujet, que les étudiants y sont très peu formés. « Alors qu’en termes de prévalence, c’est plus élevé que d’autres pathologies qu’on nous apprend en médecine », note-t-elle.
Détricoter le psychique du somatique, savoir faire le tri entre ce qui tient de la difficulté passagère et ce qui relève du trouble plus caractérisé, orienter le diagnostic vers une anxiété ou une dépression, n’est malgré tout pas ce qui pose le plus problème aux médecins traitants. « C’est l’essence même de notre métier » insiste le Dr Battistoni. Soutenir « au fil de l’eau », savoir passer la main à un spécialiste pour une pathologie plus lourde (dépression sévère, schizophrénie, bipolarité), le généraliste sait aussi faire. « Nous avons l’habitude dans nos cabinets, nous parlons avec nos patients, nous faisons de la “thérapie” de soutien de généraliste », explique le Dr Geffroy.
Des difficultés d’accès aux services spécialisés
Si ce rôle est inhérent à l’activité du généraliste, ce dernier y est aussi contraint par des difficultés d’accès, préexistantes au Covid, aux services spécialisés débordés. « Il n’y a pas assez de professionnels de santé mentale dans le pays (voir encadré ci-dessous) et les demandes sont de plus en plus fortes. Les CMP sont saturées et même les psychiatres en libéral n’arrivent plus à absorber la demande », confie le Dr Fraih. « Les CMP sont débordés, les infirmiers vont pouvoir y prendre en charge rapidement les patients mais lorsque nous avons besoin d’une évaluation psychiatrique médicale, c’est plus compliqué, particulièrement en pédopsychiatrie », confirme le Dr Geffroy.
L’aspect financier peut aussi représenter un frein pour le patient. « Nous nous retrouvons avec un soin qui se fait à deux vitesses : avec une prise en charge relativement rapide en libéral quand l’aspect financier n’est pas un frein, et une autre par les CMP où les délais sont plus longs », souligne le Dr Pithon.
Plusieurs expérimentations territoriales ont vu le jour pour y pallier et fluidifier la prise en charge ambulatoire entre généralistes et spécialistes. Mais ailleurs, en attendant, les généralistes sont bien obligés de s’adapter. « Je fais du maintien, je convoque les gens toutes les deux semaines, j’essaie d’introduire quelque chose, de prendre des avis par téléphone. C’est un peu de la thérapie de soutien instinctive, que nous pouvons faire car on connaît nos patients. Nous aimerions pouvoir les adresser, mais il faut accepter que nous aussi, nous pouvons avoir une action thérapeutique dans ce domaine », détaille le Dr Fraih. Le Dr Virginie Desgrez, elle aussi, dans le contexte actuel, a mis en place des suivis spécifiques, notamment pour les « refus scolaires anxieux ». « J’ai vu certains enfants toutes les semaines pour les accompagner, avec des évaluations hebdomadaires pour essayer de les faire réintégrer leur école ou leur collège. »
Des patients qui n’osent pas toujours aller voir un psychologue
Au-delà des difficultés d’accès aux services spécialisés, la stigmatisation de la maladie mentale et des problèmes psychiques, encore forte en France, explique aussi que le généraliste joue un rôle prépondérant. « Récemment, j’ai conseillé à une jeune patiente d’aller à la maison des adolescents mais elle ne l’a pas fait. Parfois, les patients n’osent pas, par rapport aux représentations qu’ils ont : ils ne sont pas fous », explique le Dr Geffroy. « Notre société a encore du mal à penser qu’aller voir un psychologue, c’est prendre soin de soi, au même titre que faire de la rééducation après une blessure à l’épaule. Donc certains patients ne veulent pas faire cette démarche mais ils nous font confiance, nous sommes les seuls à pouvoir avoir un point d’accroche », ajoute le Dr Desgrez.
À ce titre, la campagne d’information grand public de Santé publique France, « En parler, c’est déjà se soigner », souhaite notamment démocratiser les discours autour de la santé mentale. Au niveau organisationnel, diversifier la prise en charge de la santé mentale, la rendre plus accessible et plus lisible, est aussi la mission du Pr Frank Bellivier, nommé délégué ministériel en avril 2019 pour déployer la feuille de route de la santé mentale et de la psychiatrie annoncée en 2018. En juin-juillet, des Assises de la psychiatrie et de la santé mentale sont prévues, en amont desquelles le gouvernement vient d’annoncer le lancement d’une consultation auprès de patients et de leurs familles, de soignants et dans la population générale.