Lorsque parut le premier Dictionnaire de l’Académie française, en 1694, il avait cinquante ans de retard sur la langue de son temps, et les mots n’étaient pas classés par ordre alphabétique. La créature de Richelieu réitère aujourd’hui son exploit. Alors que les grands pays francophones connaissent depuis longtemps un mouvement général de reféminisation du lexique des activités autrefois conçues comme « ne convenant qu’à des hommes » (pour reprendre la formule lumineuse de Bescherelle dans sa Grammaire de 1834), elle vient tout juste d’admettre qu’« il n’existe aucun obstacle de principe à la féminisation des noms de métiers et de professions (1) ». Et elle prouve une fois de plus qu’elle ne maîtrise pas son sujet. Ce qui n’a rien d’étonnant, puisque les spécialistes de la langue sont une espèce inconnue dans la maison qui se dit sa « gardienne ».
On trouve donc dans ce texte des approximations terminologiques (on y parle de déclinaison des noms au lieu de variation en genre), des erreurs historiques (autoresse aurait un jour supplanté autrice), des idées reçues sur la formation des noms féminins (qui seraient dérivés des masculins, comme Êve d’Adam). On y trouve aussi des propos sexistes, comme pour auteur : « le caractère tout à fait spécifique de la notion, qui enveloppe une grande part d’abstraction, peut justifier le maintien de la forme masculine, comme c’est le cas pour poète voire pour médecin ». On lit aussi que « les fonctions d’ambassadeur revêtent un caractère d’autorité et de prestige tel que l’usage ne s’oriente pas de façon unanime vers le recours à une forme féminine, qui renvoie à une autre réalité. » Laquelle ? Les confitures ? Les enfants ? Le bavardage ? Le sexe ? Pourtant, ambassadrice était défini, au sens propre, dans son premier dictionnaire. Et elle continue de soutenir que « les formes féminines en -esse correspondent à un mode ancien de féminisation, très marqué et regardé de ce fait aujourd’hui comme porteur d’une discrimination », alors que ce suffixe revient avec les féminins autrefois condamnés (poétesse, doctoresse, maîtresse de conférences…).
Un précédent fâcheux avec le mot sage-femme
Le plus problématique cependant n’est pas ce qui figure là mais ce qui n’y est pas. D’abord la raison de cette rétractation, à savoir l’injonction du pouvoir à ne plus se mettre en travers des usages qu’il admet désormais (2). Ensuite l’aveu des errements passés de l’Académie, qui soutenait jusqu’alors que la demande des femmes à disposer de termes correspondant à leur sexe relevait « d’un contresens sur la notion de genre grammatical » (Déclaration de 1984), voire d’une « mode américaine » (Lettre à Jacques Chirac, 8 janv. 1998) (3). Elle oublie également de dire qu’elle ne combat plus le mot sage-femme, ce qu’elle a fait dès que la profession s’est ouverte aux femmes et durant vingt-cinq ans, faute de savoir que le terme femme y désigne la parturiente.
Surtout, l’Académie ne se résout toujours pas à émettre de véritables avis, afin d’orienter le public et le gouvernement dans leurs choix. Elle déplore les flottements actuels (auteur, auteure, autrice), dont la responsabilité lui revient puisque voici trente ans qu’elle conspue les prétendus « néologismes » et les féministes qui les promeuvent, au lieu d’expliquer que la langue française possède des termes parfaitement formés : autrice justement (on chantait certaines à la cour de Louis XIV), écrivaine (l’espèce est connue depuis le XIIIe siècle), proviseuse, officière (les couvents de femmes en ont toujours abrité), médecine (Rabelais se moquait de certaines), peintresse (que Rousseau utilisait), inventrice (que Voltaire employait), professeuse (que Bescherelle condamnait, « quoiqu’il y ait un grand nombre de femmes qui professent »), procureuse (présent dans le Dictionnaire de Richelet de 1680), etc.
Ce texte confirme ainsi tristement que l’Académie est moins que jamais en mesure d’assumer le rôle qu’elle rêve de jouer. Sommée de lever son veto sur les féminins prestigieux, elle s’exécute a minima, sans avoir sur le fond changé de position. D’où les démangeaisons qui la reprennent au fil du texte, et le retour mezza voce aux positions qu’elle a toujours défendues, dans les dernières pages. Que personne ne lira, heureusement.
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(1) La féminisation des noms de métiers et de fonctions, 28 février 2019, site de l’Académie, p. 4.
(2) Voir http://www.elianeviennot.fr/Langue/Acad2019-Decryptage.pdf
(3) Voir É. Viennot (dir.), L’Académie contre la langue française : le dossier “féminisation”, Éd. iXe, 2016.
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