LE QUOTIDIEN : Quel regard portez-vous sur les travaux des chercheurs chinois publiés dans Cell Stem Cell, qui sont parvenus à créer un mésonéphros (tissu primitif du rein) humanisé dans des embryons de porcs ?
PIERRE SAVATIER : Sous réserve de reproductibilité des résultats, cet article est une preuve de concept de très grande importance. Pour la première fois, est démontrée de manière convaincante la capacité des cellules humaines à développer un semblant d'organe dans une espèce animale hôte.
Des scientifiques avaient déjà injecté des cellules souches pluripotentes induites (iPS) humaines dans des embryons de souris porteuses de mutations empêchant la formation de tissu musculaire. Ils avaient ainsi montré la capacité des cellules humaines à complémenter l'absence de muscle. On retrouve ici le même principe : l'injection de cellules iPS dans des embryons d'un animal hôte (en l'occurrence le porc) où une niche a été créée au préalable. Le point fort est le fait que le mésonéphros est en grande partie constitué de cellules humaines. En outre, la manière de créer une niche - en privant l'embryon de porc de la capacité à créer le mésonéphros grâce à une double mutation (des gènes SIX1 et SALL1) - est très intéressante.
Mais cela reste de la recherche fondamentale. Rien ne prouve que le tissu fonctionne. On est loin de la description d'une stratégie clinique.
Pourquoi le chemin est-il encore long ?
Le génome des cellules iPS humaines injectées dans le porc est modifié. Deux gènes sont surexprimés pour renforcer leur potentiel de colonisation : BCL2, gène anti-apoptotique qui empêche les cellules iPS de mourir quand on les injecte dans un embryon hôte; et MYCN, un régulateur de la compétition cellulaire.
Ces artifices technologiques permettent ainsi aux cellules iPS humaines de faire « le plus dur » : passer la barrière embryonnaire pour ensuite s'engager dans le processus de différenciation. Mais dans un contexte clinique, il y aurait tout à craindre que les cellules de l’organe qui en résulterait expriment encore les gènes BCL2 et MYCN avec une capacité de prolifération et de survie précancéreuse.
Si la fabrication d'un organe semble lointaine, quelles suites plus immédiates donner à ces travaux ?
Nos recherches portent sur les processus biologiques qui surviennent dans l'embryon précoce, notamment les processus de mort et de compétition cellulaires. Nous essayons par exemple de trouver comment des cellules souches pluripotentes pourraient coloniser un embryon, mais sans qu'on ait besoin de surexprimer des gènes et de modifier le génome. Une piste consiste à utiliser des molécules chimiques qui mimeraient l'effet de BCL2 (stimulant la survie des cellules), mais de façon limitée dans le temps, seulement pendant la phase embryonnaire.
Nous nous intéressons par ailleurs aux chimères entre primates, ce qui fait écho à une question soulevée par l'article des Chinois, à savoir la distance génétique entre deux espèces. Certes, le porc est un gros animal à la physiologie bien connue (et mal considéré socialement) dont on espère des organes de taille comparable aux nôtres. Mais la distance génétique est grande : cela risque d'être plus difficile de produire un organe fonctionnel.
L'avantage d'étudier les chimères entre primates, c'est-à-dire entre des espèces proches, c'est de se placer dans une configuration biologique plus simple. Cela ne veut pas dire qu'on va faire un organe humain chez le singe, mais dans la phase expérimentale, cela nous permet de mieux comprendre les mécanismes et de répondre ainsi à certaines questions. Par exemple, pour le cerveau : est-ce que le chimérisme concernera le cortex supérieur ou seulement des fonctions plus primitives ?
Travailler sur les cellules iPS de chimpanzé, gorille, orang-outang et bonobo a par ailleurs l'avantage de contourner les problèmes éthiques que peut soulever le recours aux cellules iPS humaines. Certes, la loi française, qui a évolué (1), simplifie désormais leur utilisation mais d'autres pays avec lesquels nous collaborons, comme la Thaïlande ou l'Allemagne, sont toujours sous un régime d'interdiction. Enfin, d'un point de vue scientifique, il n'y a pas d'urgence, pour l'heure, à passer aux cellules humaines : on peut faire des preuves de concept avec les cellules de grands singes.
En quoi la révision de la loi de bioéthique de 2021 a-t-elle modifié votre travail au quotidien ?
Elle ne change rien à nos expérimentations mais il y a moins de paperasserie pour utiliser des cellules ES humaines. Surtout, elle crée un contexte juridique favorable qui nous rend plus sereins.
Les progrès de la recherche dans ces domaines vous surprennent-ils ?
Oui, les avancées scientifiques vont plus vite que ce à quoi on s'attend, et ceci, de façon non linéaire, plutôt par marches d'escalier. C'est aussi le cas en médecine reproductive, où les chercheurs parviennent à créer des pseudo-embryons ou blastoïdes, dont les finalités rejoignent celles que nous poursuivons à travers les chimères : étudier le développement embryonnaire en se passant d'embryons humains, observer l'impact de telle mutation, tester des molécules, et in fine améliorer la qualité de la reproduction humaine.
Une ébauche de rein humanisé chez le porc
Pour créer un mésonéphros humanisé dans des embryons de porc, les chercheurs de l'Institut des sciences biomédicales et de la santé de Canton ont d'abord produit des cellules souches humaines pluripotentes induites (iPSCs) capables de survivre à la compétition avec les cellules de l'hôte, en surexprimant deux gènes (MYCN et BCL2). Par ailleurs, ils ont créé une niche chez le porc en coupant, avec les ciseaux moléculaires Crispr-Cas-9, deux gènes (SIX1 et SALL1) liés à la croissance des reins. Les iPSCs sont injectées dans l'embryon au stade très précoce (morula).
Les chercheurs ont transplanté 1 820 embryons modifiés dans 13 femelles porteuses et mis fin à leur grossesse 25 à 28 jours plus tard. Cinq des embryons choisis pour l'analyse avaient des tissus rénaux fonctionnels pour ce stade de développement et commençaient à développer un urètre. Ils étaient composés de cellules humaines dans une proportion de 50 % à 60 %. Mais la présence de ces dernières dans d'autres organes comme le cerveau soulève des questions éthiques.
(1) Depuis 2021, les protocoles de recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines et les iPS doivent faire l’objet d’une déclaration (et non plus d'une demande d'autorisation) auprès de l’Agence de la biomédecine. La loi clarifie aussi l'encadrement des chimères homme/animal.
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