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Dossier

Comment les ordinaux réagissent après le réquisitoire de la Cour des comptes

Par Christian Delahaye - Publié le 06/02/2020
Comment les ordinaux réagissent après le réquisitoire de la Cour des comptes


Dans deux jours, les présidents et secrétaires généraux des conseils départementaux et régionaux vont se réunir en assemblée générale. Le rapport cinglant de la Cour des comptes ne figure pas à l’ordre du jour, mais il sera au centre d'une réunion statutairement privée et potentiellement tendue, entre partisans de mesures  radicales et soutiens au conseil national.

L’Ordre va-t-il affronter le désordre ? Malgré les efforts du Dr Patrick Bouet, le président du Conseil national, qui a organisé des conférences téléphoniques et diffusé des courriers en interne pour éteindre le feu, plusieurs élus comptent bien « secouer samedi le cocotier ordinal et chahuter samedi un conseil national en pleine panade », selon la formule du Dr Philippe Bécaud. « Moi, assure vertement le président du conseil départemental de l’Allier, j’ai le cul propre et je n’aurai pas peur de monter au créneau pour dénoncer les casseroles et les comportements pharaoniques des élus véreux qui se croient protégés. Tant pis si je dois déranger, il faut en finir avec un ordre qui, en interne, fait peur aux médecins et, à l’extérieur, donne l’image d’un groupe de notables qui s’arrangent entre eux. »

« Il faut rentrer dans le lard des dirigeants malhonnêtes qui se sont fait piquer comme des enfants par la Cour des comptes, renchérit un ex-président départemental qui s’exprime sous le sceau de l’anonymat, il faut révolutionner une structure qui est restée très monarchique et qui laisse faire les dérapages un peu partout. Même les prétendues réformes, comme l’institution d’un fonds de péréquation pour aider les petits CD sont perverses, car elles conduisent les gros CD à augmenter leurs dépenses pour ne pas faire l’objet de prélèvements solidaires. »

« Beaucoup de confrères sont excédés quand ils découvrent en lisant le rapport que des élus se sont fait surprendre la main dans le pot de confiture, confirme le Dr Fabrice Broucas, président du CD de Gironde. Ils nous expriment leurs critiques et nous devons les entendre. »

« Localement, dans toutes les réunions auxquelles je participe, je me fais charrier et malmener », témoigne le Dr Edwige Devillers, présidente du CD du Pas-de-Calais, qui a pris la suite d’élus discrédités. Dans la plupart des départements et les régions, les élus ordinaux ressentent une onde de choc, à la manière des députés qui essuient la contestation des électeurs quand ils rentrent dans leurs circonscriptions.

Pas des gilets jaunes.

Mais il n’y aura pas de gilets jaunes à l’AG, comme certains n’hésitent pas à le souhaiter en off. Sous le choc en effet, la plupart des présidents interrogés par le Quotidien resserrent les rangs autour du « national », comme ils appellent l’équipe du Dr Bouet. « Après le rapport, l’Ordre a surtout besoin d’apaisement et d’un dialogue courtois dans ses instances », estime le Dr Jean Thévenot, président du Conseil régional d’Occitanie. « Il y a toujours eu des anti-Ordre, note le Dr Jean-Michel Gal, président du CD de l’Orne, mais aujourd’hui la restructuration de l’institution est en cours, la volonté de transparence est claire et sincère, le maximum est fait à tous les étages pour gérer au mieux la modernisation et sanctionner tous les abus dès qu’ils sont connus. » Au demeurant, « aucun fait grave n’a été rapporté contre les membres du CNOM, nous pouvons leur garder toute notre confiance », ajoute le Dr Jean-Paul Lamiraud, président du CD de la Creuse. "Je m'abstiendrai de faire des commentaires particuliers sur un rapport qui a déjà été largement évoqué dans les médias", préfère éluder le Dr Pierre Jourdren (CD du Finistère), comme son homologue savoyard, le Dr Jean-Louis Vangi, qui "compte sur le conseil national pour faire toute la lumière sur les points litigieux."

La plupart des élus ont du mal à encaisser le rapport de la Cour des Comptes : « C’est un rapport exclusivement à charge, qui met systématiquement en exergue ce qui cloche, alors que dans l’immense majorité des cas, tout va bien » ( Dr Jean-François Rault, président du CD du Nord) ; « La Cour stigmatise bêtement et méchamment » (Dr Jean Thévenot) ; « la Cour s’en prend à des affaires anciennes et ne regarde pas les progrès qui ont été réalisés récemment » (Dr Robert Lacombe, président du CD de l’Ain).

Haro sur les brebis galeuses.

Pour autant, ce consensus ne vaut pas quitus. « Après un tel rapport, on ne pourra plus se contenter de psalmodier sur tous les tons "Modernisation, modernisation". Des enquêtes vont devoir être lancées et les instances disciplinaires auront à agir fermement pour sanctionner tous les abus, dans une totale transparence », estime le Dr Jean-Marie Tilly, président du CD de l’Aisne. « Nous attendons qu’un sérieux ménage soit fait, les brebis galeuses doivent être punies sévèrement et il faut mettre un terme aux abus faramineux, comme la piscine d’un CD (Ndlr : à Marseille pour le CROM Paca) », réclame le Dr Thierry Keller, président du CD de l’Indre).  « Même s’il y a des affairistes partout et davantage dans les unions régionales que chez nous, on ne peut plus tolérer leur présence, elle nous discrédite »,  s'inquiète le Dr Lamiraud. « Il doit y avoir des sanctions systématiques contre ceux qui commettent des abus et sont à l’origine des dysfonctionnements », insiste le Dr Jean-Michel Gal.

Qu’ils critiquent ouvertement ou non le national, les élus départementaux et régionaux s’accordent donc à réclamer comme lui des mesures fermes contre les manquements déontologiques. « Le rapport a produit sur l’Ordre l’effet d’un électrochoc, constate le Dr Edwige Devillers, qui, en tant que psychiatre, apprécie l’intérêt de la sismothérapie. Nous ne pourrons pas l’enterrer comme les précédents. Il s’agit maintenant de rétablir l’honneur de la profession après une mise en cause publique qui nous touche tous, car nous sommes tous dans la même galère. Tout doit être à rediscuter pour sortir de la crise. »

« Nous n’affrontons pas une mauvaise passe, mais nous faisons face à une remise  en cause globale de notre institution, cela sera positif et si nous décidons de repartir sur le bon pied » veut croire  le Dr Thévenot. « Pour rétablir la confiance, nous devons tout nous dire car l’institution est en capacité de tout entendre »  préconise, depuis l'Aquitaine, le Dr Broucas. Ambiance, samedi…

Deux poids deux mesures...

Un point soulevé dans le rapport devrait en particulier rallier tous les suffrages, la question sous-jacente et entropique de l’hétérogénéité qui clive l’Ordre. On devrait plutôt écrire des ordres (en un ou deux mots), selon les départements : hétérogénéité des compétences juridiques des conseils, hétérogénéité dans le traitement des litiges, hétérogénéité des niveaux d’indemnités et de remboursement de frais, hétérogénéité des salaires des permanents.

Ici, dans l’Indre, le CDOM loue un trois-pièces exiguë dans une ruelle, là, dans les Bouches-du-Rhône, le CDOM se pavane dans un hôtel classé ; dans l’Orne, le président consacre la plupart de ses soirées comme de ses week-ends à éteindre les feux, à débloquer les conciliations, à ramer dans les déserts médicaux et à surfer sur une démographie calamiteuse. « J’ai souvent l’impression d’être le pompier de service », confie le Dr Gal, qui ne dispose que d’un salarié à la rescousse et qui, pendant plusieurs années, ne pouvait même plus percevoir d’indemnités kilométriques. « Nous vivons très petitement, à fonds perdus, constate le Dr Lamiraud, dans la Creuse, nous jouons les super-assistantes sociales sans être défrayés à la hauteur de nos peines. » « Pendant dix ans, j’ai sacrifié tout mon temps personnel sans facturer mes déplacements, pour accompagner tel confrère incarcéré, intervenir en catastrophe la nuit de Noël et répondre H24 à toutes les questions », ajoute un troisième.

Tous ces élus qui mouillent leurs chemises pour l’honneur des médecins à travers leurs territoires vivent évidemment très mal les manquements déontologiques et les malversations financières perpétrés par les « barons ordinaux », surtout dans des départements où ceux-ci jouissent d’équipes administratives pléthoriques, rémunérés à des taux horaires élevés. Ces écarts entre l’ordre d’en haut et l’ordre d’en bas sont d’autant plus mal ressentis que ce sont les plus mal lotis qui doivent affronter les situations les plus tendues en termes de démographie et de PDS, les plus chronophages.

L’harmonisation des comptes prônée par le national, basée sur une réforme de la trésorerie qui instaure une péréquation entre les conseils d’en bas et ceux d’en haut, sera-t-elle à la hauteur des attentes exprimées par les premiers et reconnues comme légitimes par les seconds ? Vingt ans après les contrôles effectués par l’Inspection générale des affaires sociales, huit ans après le précédent rapport de la Cour des comptes, sept ans après la mission d’inspection des juridictions administratives, l’électrochoc de 2019 va-t-il enfin mettre bon ordre dans l’Ordre ? 

Christian Delahaye