Ce qu’on appelle un bêtisier, c’est un accident ponctuel, comique. Mais concernant la démographie médicale, les bêtises ont duré 50 ans et ne sont pas vraiment comiques.
Retour sur les bêtises commises
Sélectionnons quatre des plus spectaculaires.
« On doit baser les moyens médicaux sur les besoins de la population » Vous avez entendu et lu cette proposition des milliers de fois, tant elle paraît raisonnable. Malheureusement elle n’a aucun sens. En effet, les besoins de la population sont flous, variables, changeants, et personne ne les a jamais mesurés, c’est impossible. Deux exemples vont montrer que besoins et moyens ne sont en rien corrélés : un chef d’État aux moyens illimités aura cinq médecins personnels, quelle que soit sa santé ; un pays pauvre d’Afrique sud-saharienne n’aura pratiquement pas de médecins, quels que soient ses besoins de santé. Il pourra certes en former, mais dès leur diplôme obtenu, ils iront exercer dans les beaux quartiers de la capitale, ou seront recrutés par un pays riche.
Et en France ? En France, c’est la même chose. Si un hôpital a les moyens de payer des urgentistes, titulaires ou remplaçants, il aura un service d’urgences. Sinon, il n’en aura pas, et la population est priée de s’en accommoder. Conclusion : ce sont les moyens alloués à la Santé qui déterminent les effectifs des personnels, le nombre d’établissements, leur équipement, indépendamment des inévaluables « besoins de la population ».
« Il faut diminuer les dépenses de santé » Qui a dit ça ? Qui l’a répété pendant des décennies ? Certainement pas les personnes concernées, professionnels de santé et patients. Mais des économistes, des décideurs, des politiques, des gestionnaires. Du moins tant qu’ils sont en bonne santé. Pourquoi disent-ils cela ? Parmi les raisons, il y a l’idée que la santé, ce n’est que des dépenses. Or, bien évidemment, ce sont aussi des recettes, des bénéfices : en bien-être, en guérisons, en années de vie ; en construction d’hôpitaux et d’autres établissements, en élaboration de matériels d’imagerie, de laboratoire, en invention de médicaments, de vaccins, en rémunération de nombreux personnels. Tout ceci, il ne faut pas le diminuer, il faut l’augmenter. Dans notre système où les dépenses de santé sont, bien heureusement, socialisées, le rôle des décideurs est de s’assurer que les moyens nécessaires sont affectés à la santé.
Le financement des hôpitaux est abondamment discuté. Depuis une vingtaine d’années, on les somme d’être rentables. Qui a jamais entendu parler d’un lycée rentable ? D’un commissariat de police rentable ? D’un régiment de la garde républicaine rentable ? D’une cour d’Assises rentable ? En tout cas, on a fait croire aux médecins – et certains l’ont cru — que leur hôpital, leur service, devait être rentable. Cette perversion insupportable doit être bannie. La mesure essentielle, indispensable, est de subordonner l’administration à l’activité médicale. L’idée qu’un administratif, à qui on demande surtout de peu dépenser, puisse diriger un hôpital, est burlesque. D’excellents administratifs sont nécessaires, et ils doivent être au service de l’activité médicale, pas de la rentabilité financière. Un hôpital n’a rien à voir avec une entreprise industrielle ou commerciale. Qui s’est déjà fait soigner dans un hôpital parce qu’il a un bon directeur ?
« Il y a trop de médecins en France ». Évidemment, on ne l’entend plus guère actuellement, mais le discours sur une prétendue pléthore médicale a pu être qualifié d’ « éternel », tellement il traverse les siècles, insensible aux réalités. Autour de 1900, la pléthore médicale faisait l’objet d’articles, de thèses, de livres. Il s’agissait alors surtout de fermer la profession aux étrangers et aux femmes. Entre 1970 et 2000, des personnalités aussi éminentes que Raymond Barre, Michel Rocard, Alain Minc, Simone Veil (pour ne citer que les plus respectées), tous les décideurs, tous les syndicats de médecins libéraux, indiquaient qu’il y avait 30 000 médecins de trop en France. Le chiffre variait un peu, de 20 000 à 40 000, et précisons tout de suite, pour vous éviter des lectures déprimantes, qu’il était purement fantasmatique. Ces dizaines de milliers de médecins invoqués de façon répétitive n’existaient pas. Il n’empêche. Ce fantasme a été une des justifications du numerus clausus, spectaculaire catastrophe.
Le numerus clausus, c’est la diminution du nombre d’étudiants en médecine. Pendant cette période, on a aussi diminué les personnels paramédicaux, les lits d’hôpitaux, on a limité autant que possible les équipements d’imagerie, bref on a freiné tout le développement de la santé.
On a aussi démoralisé toute la profession. Vous êtes médecin ? Vous avez une belle vocation, vous avez fait de difficiles études. Vous vous croyez utile ? Pas du tout. Il faut former beaucoup moins de médecins, qu’ils partent en retraite plus tôt, que beaucoup d’entre eux changent de profession.
Qui donc disait cela, avec constance pendant des décennies ? Deux groupes : les économistes au sens large, décideurs politiques, administratifs, gestionnaires, … Et aussi les syndicats de médecins libéraux, attentifs aux revenus de leurs membres. Les professionnels d’accord avec les politiques, ce n’est pas si fréquent. Donc on diminue allègrement les effectifs de médecins. Tant pis s’ils travaillent moins qu’avant, tant pis si les besoins augmentent, tant pis si tout cela est fait sans la moindre étude ni la moindre justification.
« Il faut diversifier les profils des étudiants en médecine ». On a une chance, rarement soulignée : les jeunes candidats à la profession médicale se recrutent parmi les meilleurs des lycéens. Et il y a une très bonne corrélation entre de bonnes études secondaires scientifiques et le succès aux études de médecine.
Mais certains ont du mal à voir cette chance. Manque-t-on de matheux aux Beaux-Arts ? Manque-t-on de littéraires à Polytechnique ? En tout cas, on entend souvent dire qu’il faut recruter les futurs médecins ailleurs que parmi les meilleurs des lycéens. Il nous faudrait des étudiants ne travaillant pas beaucoup, doués de peu de mémoire, peu aptes aux raisonnements scientifiques, comprenant mal les sciences exactes. Ils sauront prendre les « passerelles », mais ne vous attendez pas à ce qu’ils deviennent immunologistes ou urgentistes ; les « médecines » alternatives les accueilleront.
Trois pistes pour en finir avec les bêtises
La situation en 2022 est authentiquement difficile, parce que cinquante ans de mauvaises décisions, cela n’est pas facile à compenser. Tentons quelques propositions.
Propositions pour les études. Pour soigner la population, il faut des médecins, et pour avoir des médecins, il faut les former.
Donc : pas de numerus clausus ou d’équivalent, des universités exigeantes assurant une formation de qualité. Un effort est probablement nécessaire pour professionnaliser la pédagogie médicale. Parmi les PU PH, certains sont surtout soignants, d’autres surtout chercheurs. Favorisons aussi ceux qui sont surtout enseignants, on en a besoin. Quant à l’idée qu’on peut planifier les effectifs de médecins, en général, par filière, par spécialité, autant y renoncer tout de suite, l’échec est certain.
Propositions pour les hôpitaux. Peut-être est-ce un autre sujet, mais il y a beaucoup à dire sur la gouvernance hospitalière, les nominations à vie, les cooptations, les suzerainetés. Tout le monde a oublié la réforme avortée de la départementalisation du début des années 1980. Elle avait cependant beaucoup de bons aspects, qu’on peut résumer en une démocratisation du fonctionnement hospitalier.
Enfin, redisons que l’administration hospitalière doit être au service de l’activité médicale et non l’inverse. Agnès Buzyn rappelle souvent qu’on lui a expliqué que soigner des enfants leucémiques n’est pas rentable, alors qu’opérer des prostates l’est. Ce discours inacceptable et ses variantes ont beaucoup été entendus. Il s’agit d’inciter les médecins hospitaliers à « augmenter l’activité ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Modifier les indications des interventions pour prothèse de hanche ? Pour cataracte ? Uniquement pour augmenter les dépenses de l’assurance maladie ? Ces raisonnements sont inadmissibles. Les recettes des hôpitaux sont les dépenses de l’assurance maladie et ce « double lien » entraîne bien des perversions. On pourrait le supprimer en faisant simplement gérer les hôpitaux par l’assurance maladie. Comme de toute façon c’est elle qui les finance, ce serait plus simple et plus logique.
Propositions pour la médecine « de ville ». La réforme de 1958 a indiscutablement réussi pour les hôpitaux. Pourquoi ne pas en adapter les meilleurs aspects à la médecine dite « de ville », celle qui concerne la majorité des patients, qui n’ont pas besoin des lits ni du plateau technique hospitalier ?
On parle ici d’un service public de médecine ambulatoire. Les médecins y seraient soit salariés (les hospitaliers ne se plaignent pas d’être salariés) soit libéraux, à temps plein ou partiel. Ils auraient des activités de soin, d’enseignement, de recherche, de prévention, ils feraient des gardes… Ils exerceraient dans des « maisons médicales » publiques, se déplaceraient dans les endroits qu’on appelle « déserts » (La réanimation a bien réussi à être mobile, la médecine générale devrait y parvenir). Ce service public de médecine ambulatoire coexisterait avec la médecine libérale, tout comme les hôpitaux publics coexistent avec les cliniques privées.
Et tout le monde serait bien soigné.
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