LE QUOTIDIEN - Le 15 novembre 1995, vous présentiez à l’Assemblée nationale votre plan de sauvetage de la Sécurité sociale. Vous décidez de ne pas y aller avec le dos de la cuiller en vous attaquant à l’assurance-maladie et aux retraites du secteur public. N’était-ce pas trop d’un coup ?
ALAIN JUPPE - Je reconnais avoir commis une erreur en voulant aller trop vite sur trop de réformes à la fois. J’avais pourtant été mis en garde par des hommes sages comme André Bergeron [ancien leader de Force Ouvrière] ou encore par Nicole Notat, qui était aux commandes de la CFDT et m’avait prévenu : « On est prêt à vous soutenir sur l’assurance-maladie mais ne chargez pas la barque et, sur les retraites, attendez ! ». Je n’ai pas écouté ce conseil et j’ai évoqué dans mon discours de novembre la perspective d’aligner tout le monde sur les 40 années de cotisations comme Balladur l’avait fait dans le secteur privé. Cela a fait déborder le vase.
Sur l’assurance-maladie, vous affirmez que votre plan avait été minutieusement préparé avec Jacques Barrot, en liaison aussi avec les syndicats de médecins… Comment expliquez-vous le divorce qui a suivi ?
Je veux dissiper une idée fausse, à savoir qu’il n’y aurait eu aucune concertation avant l’élaboration du plan de sauvetage de l’assurance-maladie. Ceci est inexact. Il y a eu un énorme travail de concertation y compris en région ou j’avais organisé des forums, et surtout avec les organisations syndicales et professionnelles, la CSMF, MG-France… L’accueil réservé à la réforme de l’assurance-maladie a été positif, j’ai eu des soutiens forts dans ma majorité et dans le monde syndical avec Vigi-Sécu qui regroupait la CFDT, la Mutualité française et MG-France. À ce stade, je n’avais pas de conflit avec la CSMF qui n’était pas a priori hostile… J’ajoute que les grèves de décembre 1995 n’étaient pas destinées contre la réforme de l’assurance-maladie ! Manifestaient les cheminots, les fonctionnaires pour les retraites et par sympathie les salariés du privé. Libération titrait en décembre 1995 : « Que reste-t-il du plan Juppé ? Presque tout ». C’est après que cela s’est « déglingué ».
Dans votre livre vous déclarez sans fard : « l’application de mon plan braque contre moi le corps médical qui décida de me faire la peau »...
C’est la vérité ! A partir d’une idée partagée, à savoir qu’il fallait faire la chasse au gaspillage et le tri entre les dépenses médicalement utiles et médicalement inutiles, les outils mis en place ont provoqué la rupture. Je l’affirme : l’objectif était d’avoir une maîtrise médicalisée des dépenses. Mais parce que la diffusion de ces outils, notamment les références médicales opposables, allait prendre du temps, j’ai commis l’erreur de vouloir aller trop vite, une fois de plus, et d’instaurer ce qui a été ressenti par les médecins comme une maîtrise comptable avec objectifs chiffrés assortis d’une menace de pénalité pour ceux qui les dépasseraient. Cette maladresse a fait exploser le dispositif et braqué le corps médical, y compris les médecins qui n’ont pas payé d’amende… Les médecins se sont sentis stigmatisés.
Qui a eu cette idée des reversements ?
C’est un choix collectif fait par Jacques Barrot, le gouvernement, l’ensemble de nos conseillers et moi-même. J’assume la responsabilité in fine. À ce moment-là, la CSMF, avec qui je continuais à discuter, m’a fait savoir que ce serait très difficile à faire passer…
N’êtes-vous pas surpris que, treize ans plus tard, des syndicats de médecins agitent toujours le « plan Juppé » comme le pire épouvantail synonyme de maîtrise comptable et de traumatisme ?
Ils ont été traumatisés. Dont acte. Avec le temps, je pensais que les plaies se refermeraient. Apparemment, ce plan a frappé les esprits !
On a dit que le vote médical a pesé lourd dans la défaite de la droite aux législatives de 1997. Est-ce votre conviction ?
Bien sûr. Je n’ai pas oublié que dans certains cabinets, on affichait la photo des députés qui soutenaient le plan Juppé en invitant les patients à ne pas voter pour eux. Il y a eu une campagne organisée ! Dans l’échec, il y a plusieurs composantes mais celle-là a déplacé quelques centaines de milliers de voix… Cela a suffi pour faire la différence. Le lobby médical est un groupe de pression puissant.
Il reste que votre réforme de l’assurance-maladie a été quasi intégralement mise en uvre à travers les ordonnances du printemps 1996. C’est une fierté ?
Une satisfaction. Jacques Barrot a fait un très gros boulot. Que reste-t-il de cette réforme ? Des pans entiers : d’abord le financement des déficits à travers la fameuse CRDS [contribution au remboursement de la dette sociale]. Deuxième point : l’institution de la loi de financement de la Sécurité sociale, qui n’a pas changé fondamentalement les conditions d’équilibre, mais a créé chaque année un vrai débat démocratique sur l’état des lieux et les remèdes. Troisièmement : les agences régionales de l’hospitalisation. Elles ont fait leurs preuves et prospéré permettant de remettre un peu de logique et de cohérence dans notre tissu hospitalier. La formule en tant que mode de gouvernance a si bien réussi qu’on crée aujourd’hui les agences régionales de la santé… J’ajoute que ma réforme comprenait des aides à la formation, à l’informatisation des cabinets médicaux.
Je reconnais une erreur de fond - collective - sur la démographie. Je me suis laissé impressionner par le corps médical qui a insisté à l’époque pour réduire le numerus clausus en expliquant qu’il y avait trop de médecins. On avait même instauré un mécanisme à succès, la prime à la retraite anticipée ! Or, aujourd’hui on affronte une situation de pénurie…
Le secteur de la santé est-il le plus difficile à faire bouger ? Aujourd’hui encore, Roselyne Bachelot doit faire face à une contestation médicale contre sa loi «santé»…
Cela reste très difficile. Une idée m’est sympathique dans le plan Bachelot. C’est le fait de renforcer l’autonomie et la gouvernance hospitalière sur le plan local. Ce qui m’inquiète, c’est que ça prend le tour d’un bras de fer entre les directeurs et le corps médical. Or, on ne peut pas faire fonctionner un hôpital sans une étroite entente entre les médecins et la direction. C’est essentiel.
En médecine de ville aussi, il y a des bombes à retardement comme toute atteinte à la liberté d’installation… Quel est votre jugement ?
Je me garde bien de juger ! Si je me mets à avoir des phrases un peu critiques sur le corps médical, je vais à nouveau exploser en vol… Je me contenterai de ce mot : mieux vaut agir par incitation que par la contrainte ! Obliger les médecins à s’installer là où ils refusent est voué à l’échec.
Le gouvernement reste confronté à un déficit abyssal du régime général de la Sécu, estimé à 18 milliards d’euros cette année... Le « trou » est-il sans fond ?
Mon expérience m’amène à beaucoup d’humilité. Mais un tel gouffre n’est pas supportable à long terme. Je continue à penser que l’action structurelle passe par le partage entre ce qui est médicalement utile et ce qui ne l’est pas. Même avec 20 milliards de déficits, par rapport à la masse totale des dépenses, les sommes à déplacer ne sont pas en proportion gigantesques. Mais les seuls qui peuvent faire ce partage, ce sont les médecins ! On veut responsabiliser le patient, ok. Je continue à penser que nous devons aussi responsabiliser le prescripteur aussi bien en ville qu’à l’hôpital. Même si aucune réforme n’est possible sans les médecins… sauf à dégrader la qualité des soins.
(1) Plon, 242 pages, 18,90 euros.
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