Article réservé aux abonnés
Dossier

Santé environnementale

Le casse-tête du bilan carbone à l'hôpital

Par Damien Coulomb - Publié le 12/11/2021
Le casse-tête du bilan carbone à l'hôpital


Phanie

Si les hôpitaux sont tenus depuis 2013 d’établir un bilan de leurs émissions de gaz à effet de serre, cette obligation reste insuffisante et inapplicable, étouffant dans l’œuf toute tentative ambitieuse de réduire l’empreinte environnementale des activités hospitalières. Mais des médecins refusent la fatalité.

L’Organisation mondiale de la santé et l’Organisation des Nations unies ont inscrit la décarbonation des systèmes de santé sur la liste de leurs objectifs à l’horizon 2050. Plus de 3 000 établissements de santé se sont ainsi engagés dans le collectif « Health Care Without Harm » chapeauté par les Nations unies. En France, des critères de développement durable doivent désormais être respectés pour obtenir la certification hospitalière de la Haute Autorité de santé (HAS).

Mais, toutes ces bonnes intentions doivent, pour se concrétiser, s’appuyer sur des chiffres fiables. Quelles pratiques changer, sans connaître l’empreinte carbone de chacune de ses activités ? En France, le comité pour le développement durable en santé (C2DS) et l’agence Primum non nocere ont mesuré l’empreinte carbone d’une cinquantaine d’établissements, mais ils se heurtent au manque de données concernant, par exemple, les surfaces occupées par les bâtiments pour mener un calcul national. Seul le think tank Shift Project, dans son rapport « Décarbonons la santé », s’est risqué à une estimation : 50 millions de tonnes de CO2 par an, soit 8 % du total national.

D’ailleurs, quelques mois plus tôt, en juin, les auteurs chiffraient le bilan à 33,6 millions. « La différence est principalement la prise en compte des dispositifs médicaux », explique la chercheuse Laurie Marrauld, coordinatrice du rapport, soulignant ainsi les difficultés de l’exercice. « Les données nationales de l’Ademe [Agence de la transition écologique, NDLR] sont très incomplètes, ce qui nous oblige à utiliser une méthodologie hybride reposant sur l’extrapolation », détaille-t-elle.

L’angle mort des émissions indirectes

Depuis 2013, le code de l’environnement impose, à tous les établissements recevant plus de 250 personnes, la transmission tous les trois ans à l’Ademe du bilan des émissions de gaz à effet de serre (Beges). Seules les émissions directement produites par les établissements (scopes 1 et 2) sont obligatoires. Les émissions indirectes (scope 3) sont facultatives alors qu’elles représentent 84 % des émissions de gaz à effet de serre du secteur de la santé selon le Shift Project : en particulier, 46 % des émissions globales proviennent de l’achat des médicaments et 8 % de l’alimentation.

« Pour renseigner le scope 3, les hôpitaux ont besoin de connaître les sources de gaz à effet de serre en amont et en aval », explique Véronique Molières du Comité pour le C2DS. Par exemple, l’écoconception d’une prise de sang englobe le parcours de la seringue, de sa fabrication à son retraitement, mais aussi le type de désinfectant, du transport de l’échantillon et des pratiques du laboratoire d’analyse. Des informations pas toujours disponibles.

« Le C2DS milite auprès des industriels du médicament et des prestataires pour qu’ils fournissent le bilan carbone de leur produit, poursuit Véronique Molières. Mais il faudra un intense lobbying environnemental pour y parvenir. » Le Shift Project, sur la même ligne que le C2DS, va même jusqu’à préconiser de conditionner la délivrance d’une autorisation de mise sur le marché ou d’un marquage CE à la publication du bilan carbone.

Fin 2018, l’Ademe a évalué que 26 % des 1 369 établissements de santé avaient déposé un Beges (contre 35 % des entreprises privées). Seuls deux tiers comprenaient le scope 3. « Un bilan carbone coûte 20 000 euros et, jusqu’en 2019, le non-respect de cette norme n’était puni que de 1 500 euros », explique Laurie Marrauld. Depuis le renforcement de la loi, les hôpitaux peuvent être sanctionnés à hauteur de 10 000 à 20 000 euros, « mais il n’y a pas vraiment de contrôle », précise-t-elle.

Avant d’être à la Fédération hospitalière de France (FHF), Rudy Chouvel occupait le rôle de directeur adjoint au centre hospitalier de Moulins-Yzeure. Fin connaisseur des questions de développement durable à l’hôpital, il souligne que « les contraintes réglementaires et mesures coercitives ne servent à rien sans soutien financier, explique-t-il. Par exemple : la restauration représente environ 1,5 million d’euros pour un CH de taille moyenne, soit 1 % de son budget. Si l’on passe à 50 % de produits durables [comme l’imposera la loi EGAlim, au 1er janvier 2022, NDLR], ce budget restauration augmente de moitié. C’est un choix difficile pour les hôpitaux qui enchaînent les plans de retour à l’équilibre. »

Dans les 50 propositions faites par la FHF, figure l’intégration du respect des critères de développement durable dans l’incitation financière à l’amélioration de la qualité. Pour sa part, le C2DS préconise : la création d’un Fonds pour la rénovation énergétique hospitalière (via notamment un prêt à taux zéro), la conditionnalité des aides publiques à des critères écologiques et incitations fiscales (écoconstruction, énergies renouvelables, tri, collecte et traitement des déchets).

Des pouvoirs publics peu investis

Autant de mesures qui présupposent une volonté politique forte… et c’est là que le bât blesse à nouveau. Au Royaume-Uni, le service de santé (NHS) évalue chaque année ses établissements depuis 2009. En France, ce sont des acteurs non étatiques qui se sont emparés de la question. « Nous ne sommes clairement pas dans le viseur du ministère», regrette Laurie Marrauld. « La direction générale de l’offre de soins s’est saisie de la question des achats hospitaliers », nuance Rudy Chouvel.

Mais il n’en reste pas moins que les actions de terrain sont nombreuses. Récemment, l’AP-HP a annoncé intégrer le scope 3 dans le bilan carbone. Des résultats tangibles ont été obtenus grâce au travail du C2DS, qui anime un réseau de 700 établissements de santé : 2 000 tonnes de moins au centre de lutte contre le cancer Oscar Cambret à Lille, - 52 % à la clinique Saint-Roch de Cambrai...

Pour optimiser le tri, des « waste managers » ont fait leur apparition. « Il est important que l’on arrête de tout jeter en déchets d’activités de soins à risque infectieux, résume Rudy Chouvel. Il faudrait des recommandations nationales, la Société française d’hygiène hospitalière pourrait s’en saisir. » Laurie Marrauld tient à saluer que l’agence nationale d’appui à la performance, le Conseil national de solidarité pour l’autonomie (CNSA) et le ministère de la Santé envisagent de créer 150 postes de conseiller en transition écologique et énergétique.

Damien Coulomb