Vous dénoncez avec force dans votre dernier livre le pouvoir médical dans la gestion de la pandémie. Ne tirez-vous pas sur une ambulance ?
C’est une ambulance qui a fait du bruit ! Et, d’ailleurs, ils n’avaient franchement pas une tête d’ambulance ces médecins qui couraient les plateaux télé. C’était leur grand moment warholien ! leur moment de célébrité et d’ivresse ! Mais les héros célébrés par les Français exerçaient à mains nues, éloignés justement du pouvoir étatique. On ne parle pas des mêmes médecins, voyons ! Il y a les héros, oui, qui ont exercé leur métier de manière admirable. Et puis il y a les comités scientifiques dont se sont entourées les autorités politiques : ceux-là, ils étaient moins au chevet des malades que sur les plateaux de télévision.
Mais ces sachants ont bien démontré au fil du temps qu’ils savaient peu…
Exactement ! Mais on a mis du temps à le reconnaître ! Au pic de la crise sanitaire, on n’entendait qu’eux. On ne voyait qu’eux. Et les dirigeants politiques s’abritaient derrière leurs avis avant de prendre la moindre décision. On peut reprendre les verbatims du président de la République et ceux de la chancelière Merkel. Pendant quelques semaines, ce sont les comités scientifiques qui ont été aux postes de commandement.
Mais ici ce sont les politiques et non pas les médecins qui sont les responsables de cette situation.
Je ne vous dis pas le contraire. Il y a eu une abdication des politiques. Et aussi une incrédulité de l’opinion par rapport à la parole politique qui a atteint des proportions abyssales et qui a engendré cela. Cela dit, de la part de certains médecins, il y a aussi eu abus d’autorité.
Le conseil scientifique avant le premier tour des élections municipales a plutôt joué le rôle de paravent.
Oui. Des politiques se sont défaussés. Mais l’opinion a eu envie de cela. Elle voulait entendre des voix prétendument expertes. Et des médecins se sont engouffrés dans cette brèche qui s’ouvrait devant eux afin de faire avancer leur opinion, d’exprimer leur vision du monde, leurs querelles, etc. Cette médecine à l’œuvre dans ce que j’appelle le pouvoir médical ne se nourrit pas que de data. C’est aussi une vision du monde. Une philosophie. Et, je le répète, des querelles de personnes.
La séquence précédant la crise sanitaire a pourtant bien démontré la perte de pouvoir des médecins au profit des consultants ou des administratifs. Le temps des mandarins est bien révolu.
Eh bien, là, ils ont repris du poil de la bête ! Il y a toute une littérature autour du pouvoir médical depuis les derniers cours de Michel Foucault au Collège de France jusqu’au regretté Jean-Paul Aron. Certes, à certains moments, ce pouvoir s’est éclipsé, il a perdu du terrain. Mais il est en train d’en regagner. Entendons-nous bien. Lorsque je parle du pouvoir médical, c’est celui qui s’exerce sur le pouvoir politique, à savoir sur le souverain, le peuple souverain et ses représentants. C’est cela le pouvoir médical. La technocratie, les administrations sont une autre histoire. Et, là, je suis de votre avis : j’ai aussi regretté la perte de pouvoir des médecins face aux administratifs ; et je me réjouis qu’ils soient en train de le récupérer à l’occasion de la séquence Covid. En revanche l’autre versant, à savoir celui exercé sur le souverain, me désole.
Pourtant à l’Élysée, c’est la première fois avec l’élection d’Emmanuel Macron que le poste de conseiller santé n’est plus occupé par un médecin.
Si ce pouvoir médical a été mis à l’écart au début du mandat d’Emmanuel Macron, il a bien pris sa revanche à l’occasion de la Covid.
Mais cette situation relève de la responsabilité des chaînes d’info en continu plutôt que des médecins.
D’accord. Mais le résultat est là. Au cours de cette période, je n’ai entendu que des médecins. Un vrai pouvoir est apparu et il a exercé une emprise sur nos esprits. Les médecins n’ont pas fait un putsch, évidemment. On les a demandés.
Pourtant ce pouvoir que vous leur prêtez repose sur du vide.
Tout pouvoir ne repose-t-il pas, en partie, sur le vide ? Et prétendre le contraire, n’est-ce pas le début, justement, de l’abus d’autorité ? L’abus d’autorité consiste, très exactement, à escamoter ce point d’ignorance qui fait « trou » dans tous les pouvoirs. Les médecins se sont montrés experts dans cet exercice. Il est vrai qu’ils ne sont pas les seuls.
Le vrai pouvoir du médecin ne se traduit-il pas dans les situations tragiques de sélection des malades plutôt que dans celui de conseiller du prince ?
Bien sûr. Nous avons tous redouté ce risque dès les premiers jours. Il y a même eu des théories pour dire, avec une grande violence, que « les jeunes » ont été placés en situation de crise pour « sauver les vieux ». Certains l’ont déploré. D’autres s’en sont réjouis. Ils ont vu un signe de grande civilisation dans le fait qu’un pays soit capable de s’endetter, de mettre en péril les futures générations, juste pour sauver, ici et maintenant, les sujets à risque - et ils ont eu raison. Mais, au fond, cette discussion est assez vaine. Car le système de santé dans notre pays a plutôt bien tenu. Et peu de médecins ont été confrontés à l’aspect le plus brutal de cette crise sanitaire, à savoir choisir entre les malades. Ce spectre a rôdé. On l’a murmuré, théorisé. Quelques médecins ont mangé le morceau aux États-Unis, où en Italie. Mais, au prix de grands efforts, de grands sacrifices, les soignants ont réussi à éviter ce choix tragique et a sortir de ce dilemme.
Ce type de situations se rencontre en période de guerre.
D’abord, nous ne traversons pas une période de guerre. Je me suis interdit de penser ainsi. Cette pandémie n’est pas une guerre. On n’est pas face à un ennemi invisible. Je n’ai pas aimé cette rhétorique.
Que révèle de notre société la place prise par les médecins ?
Cela révèle l’importance occupée par la santé avec les bons et les mauvais côtés que cela a. Vivre de mieux en mieux, vivre le plus longtemps possible, c’est bien. C’est un vrai objectif de civilisation. Mais pas vivre à tout prix. Pas une vie tout entière organisée autour de la peur de la maladie, de la crainte de la contamination, du principe de précaution permanent et de la visée du risque zéro. Ça, c’est l’hygiénisme. Ça relève de l’oxymore. Et c'est une vie qui n’est pas vivable. C’est en fait très difficile de se prévenir contre tout. Je trouve sain le principe de précaution, c’est un réel progrès. Mais il existera toujours des trous dans la raquette. La prévention ne peut pas tout conjurer. Nous sommes dans le domaine de l’incertitude, de la contingence, du Tragique.
Dans une autre partie de votre ouvrage vous citez cette citation extraite du talmud condamnant les meilleurs médecins à aller en enfer. Comment la comprendre ?
On recense de très nombreuses interprétations. Par exemple, le meilleur médecin commet forcément des erreurs. Il ne devrait pas. Et doit donc être envoyé aux enfers. Et puis vous avez celle du Maharal de Prague qui a vécu au XVIe siècle. Le meilleur médecin est celui qui maîtrise la technique, la science, la médecine la plus fine. Il est capable d’intimer le silence aux organes. Mais il y excelle tant qu’il s’y noie ! Et il réduit l’humain à cette masse organique sur laquelle se concentre son effort ! Oubliant l’humain, il commet un acte idolâtre. Nous réduisant à un tas d’organes, un paquet de chair, un corps, il oublie l’âme, l’esprit, le trait de foudre qui nous a fait humain. Ce n’est plus le respect de la vie. C’est son idolâtrie. Ce n’est plus sauver la vie, c’est à cette tautologie : la vie n’est que la vie ; on ne peut plus la distinguer de la vie d’un autre vivant. Alors que si on sort du discours de la sacralisation pour embrasser celui de la sanctification, il y a quelque chose en plus, une lumière. La vie c’est le corps plus une lumière qui surgit. D’où ? Pour un matérialisme, d’un certain arrangement des organes. Pour d’autres, d’une transcendance, d’un esprit divin. Le meilleur médecin ira donc en enfer parce qu’il fait l’impasse sur ce trait de lumière. Un homme est un homme et ne peut se réduire à un tas d’organes.
Vous avez commencé cet entretien en qualifiant les soignants de héros. Mais ils n’ont fait que leur travail.
Ils n’ont pas fait que leur travail. Lorsque je vois la peur panique qui s’est emparée de l’humanité, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’eux sont aussi des hommes, qu’eux aussi ont eu peur et qu’ils l’ont surmontée, cette peur. C’est la définition de l’héroïsme : avoir peur et la surmonter, être dans des chambres à virus et ne pas s’enfuir.
Comment à l’inverse expliquer la peur qui s’est diffusée dans le monde entier, y compris au Bangladesh par exemple ?
C’est probablement la dernière perle lâchée par la mauvaise huître de l’occidentalo-centrisme. Si l’Occident s’affole, a peur, et parle de peste noire, alors, s’est-on dit, au Bangladesh et ailleurs, c’est sans doute vrai.
Ce virus qui rend fou, Bernard-Henri Lévy, éditions Grasset, 104 pp., 8 euros.
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