L’art brut est-il devenu un art culturel comme un autre ?
L’art brut est tombé dans le domaine public. Il n’est plus aussi étrange qu’avant. Pendant longtemps, il a été l’affaire de passionnés, d’initiés. On doit à Jean Dubuffet les premières prospections réalisées après-guerre. Il s'intéresse alors aux travaux de pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques et de marginaux (autodidactes, prisonniers, excentriques, inadaptés) qu’il va réunir sous le terme d’« Art brut ». Son intérêt est partagé par André Breton, Jean Paulhan et nombre de surréalistes. Ce sont donc à des artistes que l’on doit la première histoire de l’art brut. Près de soixante-quinze ans plus tard, l’art brut entre sur le marché de l’art, à l’université. Les médias s’y intéressent. Ces manifestations d’intérêt sont louables. Pour autant, cette large diffusion s’accompagne d’une perte d’identité de ce qu’est l’art brut, de sa spécificité.
Quelle est sa spécificité ?
L’art brut soulève des questions. Mais il n’y a pas de réponse car il est en fait une autre façon de regarder et d’interpréter le monde ; comme le soulignait Dubuffet « un autre vocabulaire et, par suite, une autre forme de manipulation de ce vocabulaire, donc une autre pensée ». Bien sûr on peut trouver extrêmes l’idéologie « anti-culturelle » de Dubuffet et sa vision bipolaire de l’art. Mais je crois que son manifeste est toujours pertinent et qu’il faut comprendre que l’art brut s’oppose à tout ce qui dans la culture stérilise l’instinct créateur, l’imaginaire et le sensible. L’art brut est-il devenu culturel ? La question ne se pose pas comme ça. L’art brut appartient à notre culture, qu’il vient agiter et subvertir de l’intérieur. Même le Facteur Cheval considéré aujourd’hui comme un artiste populaire était considéré comme le fada de de son village, animé par cette folle idée de construire un palais idéal qui ne servait à rien si ce n’est à donner vie à un rêve grandiose. Avant, l’art brut était considéré comme sans valeur parce que leurs auteurs étaient considérés sans valeur puisqu’inutile à la société. Aujourd’hui le regard sur la folie a changé. Et l’on en vient à conserver n’importe quel gribouillis.
Les psychiatres ont toutefois été les premiers découvreurs.
Avant Dubuffet il y a eu en effet un grand intérêt pour ce qu’on appelait « l’art des fous » et tradition littéraire (fous littéraires) et tradition médicale (aliénistes) sont corrélées. Mais il ne faut pas oublier d’autres sources qui ont préparé la réception de l’art brut : les environnements pour lesquels l’attention du public est constante et relayée par la presse populaire et les cartes postales, l’art médiumnique et l’art naïf. L’art médiumnique et spirite a soulevé l’intérêt d’André Breton et des surréalistes séduits par les pouvoirs de l’inconscient et les liens entre états mentaux et création. Pour ce qui est de l’art naïf, comme le Douanier Rousseauquia intéressé les premiers artistes modernes du début du XXe siècle, on ne peut parler là de rupture sociale, mentale telle qu’on l’observe dans l’art brut, même si quelques cas limites comme Séraphine de Senlis, qui passent d’une étiquette à l’autre naïf/ brut, viennent démontrer la porosité des frontières.
Peut-on parler d’un art sans histoire, d’une génération spontanée ?
On ne peut parler d’art sans histoire mais plutôt d’un art qui ne trouve pas sa place dans la dialectique de l’histoire de l’art. Les positions anti culturelles de Jean Dubuffet exprimées après-guerre dans ses écrits, sont d’une pertinence foudroyante aujourd’hui si on se donne la peine de les comprendre et de les actualiser. Bien entendu la personnalité de Dubuffet même était provocatrice : un marchand de vin, artiste, proposant dans son manifeste esthétique, non seulement une subversion sociale et politique mais une rupture avec la tradition culturelle. Il a offert à l’art un nouvel objet de réflexion, une nouvelle problématique. Comment l’art peut-il être brut ? Comment ce qui est brut peut-il être de l’art ? L’enjeu n’est pas de répondre à cette question mais de voir comment cette problématique art brut se révèle à un moment donné dans une culture donnée. Et cela se traduit bien sûr différemment selon le contexte. Sans Dubuffet qui a recherché des œuvres d’art brut en Europe, on n’aurait pas envisagé de mener cette exploration dans d’autres continents aujourd’hui. L’art brut n’a pas de définition figée. Jean Dubuffet a mené la charge contre les dérives de la culture occidentale, à savoir une culture élitiste, savante. Il contestait également les fondements de cette culture, à savoir une pensée rationnelle toute-puissante qui s’accompagne d’une perte de l’imaginaire, de la sensibilité. Dans toutes les cultures, on retrouve des artistes isolés, qui ne sont pas à l’aise dans leur société et inventent un nouveau monde.
Il y avait toutefois une situation paradoxale : l’enfermement dans les asiles favorisait la créativité.
Pas pour tout le monde. Jean Dubuffet rappelait qu’il n’y avait pas davantage d’art des fous que d’art des malades du genou. En vérité, alors que l’on enfermait largement, très peu parmi les internés ont trouvé le chemin de la création. Faire œuvre relève toujours de l’exception. Simplement en art brut, vous abandonnez vos stéréotypes et vos schémas de pensée en changeant d’optique et de point de vue. L’enfermement vous réduit à être un objet. Vous n’êtes plus rien pour la société, pas même un nom. Mais pour certains individus, quelque chose résiste. Dans cet anéantissement l’instinct créateur peut survivre. Ils créaient pour eux, non pour l’autre, pour quelque chose de plus grand qu’eux. En créant, ils donnent sens à leur vie au-delà de leur enfermement.
Et dans le même temps, le foisonnement de l’art-thérapie a conduit à un épuisement de cette expression artistique.
Il y a sûrement des œuvres magnifiques produites dans ces structures. En revanche, il y a de l’art-thérapie désormais pour toutes circonstances. En thérapie, on permet à chacun de retrouver le chemin de la création et de retrouver une liberté intérieure. On ne peut contraindre les individus à créer. Est-ce de l’art ou pas de l’art ? c’est un autre débat. Pour autant, la création ne se réduit pas à l’activité artistique.
Outre Jean Dubuffet, Hans Prinzhorn dans les années vingt a joué un rôle majeur.
C’est le premier à avoir eu cette intuition. S’il l’on pense l’art brut comme un phénomène mondial, en Europe l’art brut a pour une des origines l’hôpital psychiatrique. Aux Etats-Unis, il prend racine dans le Folk Art, art et traditions populaires développé dans les jardins derrière les maisons individuelles. La rencontre avec la conception européenne se produit dans les années soixante-dix grâce au travail de certains galeristes et à des collectionneurs. Chaque culture donne naissance à des formes marginales d’expressions artistiques. Cette variété se traduit aussi dans les différentes formes de reconnaissance. Au Japon par exemple, domine l’expression du handicap et beaucoup moins un art produit dans les structures psychiatriques. En fait, l’art brut exprime un paradoxe. Ceux qui sont exclus de l’art officiel en sont les représentants. Ils détiennent en fait notre capital le plus universel. On y retrouve notre humanité la plus profonde, ce besoin de créer, de résilience.
L’actualité de l’art brut se trouve peut-être chez les migrants.
Il y a sûrement des artistes. Mais si se livrer à cette exploration a pour finalité d’alimenter le marché de l’art, ce serait sans nul doute activer ce qui a de pire dans notre société. On ne joue pas à l’ethnologue ! C’est délicat et dangereux. Si les migrants souhaitent montrer des œuvres, expliquer que leur vie ne se réduit pas au seul malheur et démontrer leur capacité de résilience, alors oui c’est possible. Rappelons que les artistes d’art brut n’ont pas demandé à être exposés dans des musées. Comme le disait Elisabeth Layghton, une artiste américaine que nous avons contribué à faire connaître, un miracle ne se vend pas. Le dessin a sauvé sa vie. Elle n’a jamais souhaité vendre une de ses œuvres. L’art brut relève du miracle. Ce qui lui donne une dimension spirituelle qui échappe à la trivialité et au matérialisme du quotidien.
Où trouver alors les nouveaux foyers d’art brut en France ?
Il ne faut pas chercher. Nous avons montré à la Halle Saint-Pierre, en dehors de l’art brut, ce qui est convenu d’appeler l’art outsider, l’art singulier. Entre l’art brut et l’art savant, il n’y a pas rien mais un grand nombre d’artistes qui ne se reconnaissent pas dans le système des beaux-arts tel qu’il est, tout en étant des professionnels. Ils ne constituent pas un mouvement mais des singularités dans un monde où l’on souhaite tout uniformiser. L’art brut a ainsi ouvert la voie à d’autres artistes. Enfin, on ne peut dissocier l’œuvre de la vie, comme celle d’Aloïse, enfermée dans son hôpital psychiatrique et qui n’a jamais cessé d’aimer son empereur Guillaume. Cet amour foua nourri toute son œuvre. On s’arrête sur ses regards bleus. Mais c’est aussi une œuvre qui vous regarde.
L'art brut, sous la direction de Martine Lusardy, éditions Citadelles et Mazenod, 205 euros. Plus de 250 artistes et 650 illustrations couleur.
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