O N ne répétera jamais assez à quel point l'arrêt rendu par la Cour de cassation dans l'affaire Perruche a ébranlé le fragile édifice juridique de la responsabilité médicale.
Ses conséquences, qu'elles soient d'ordre juridique, médical ou financier, sont immenses et soulèvent l'inquiétude du corps médical, notamment des échographistes, qui pratiquent des examens anténatals.
En effet, le 17 novembre dernier, l'assemblée plénière de la Cour de cassation se prononçait en faveur de l'indemnisation de Nicolas Perruche, né avec un handicap lourd car la rubéole de sa mère n'avait pas été diagnostiquée par les médecins ; ce qui a provoqué un vif débat éthique et philosophique. Par cette décision, les magistrats considéraient non seulement que la naissance de l'enfant dans cet état pouvait être considérée comme un préjudice mais établissaient le lien de causalité entre le handicap de l'enfant et la faute du médecin.
Un arrêt considéré comme historique et qui, s'il faisait jurisprudence, pourrait ouvrir la voie à de nombreuses plaintes en justice. La Cour de cassation doit d'ailleurs examiner, à la fin de mars, trois cas présentant de fortes similitudes avec l'affaire Perruche. Elle devra se prononcer cette fois sur des demandes d'indemnisation formulées en faveur d'enfants nés avec des malformations qui n'ont pas été dépistées par le médecin lors de l'échographie anténatale.
Dans ces trois cas, les tribunaux ont reconnu, en première instance puis en appel, la responsabilité du médecin et accordé une indemnisation aux parents, en estimant qu'ils avaient été privés de la possibilité de recourir à un avortement. Mais dans les trois cas, ils se sont refusés à reconnaître la relation entre le handicap de l'enfant et la faute du médecin, et donc à indemniser l'enfant lui-même.
Une dérive abortive ?
La décision de la Cour de cassation qui sera rendue dans ces affaires est primordiale car elle seule peut confirmer ou infirmer la jurisprudence établie par l'arrêt Perruche. Autant dire que le verdict est attendu avec une certaine inquiétude par tous les échographistes qui pratiquent des examens anténatals. Si la Cour de cassation devait statuer dans le même sens, c'est, selon eux, toute la pratique de l'échographie obstétricale qui pourrait en être bouleversée. « On pourrait clairement se poser la question de savoir s'il faut ou non continuer à faire des diagnostics anténatals et des échographies », prévient le Dr Guy-Marie Cousin, président du Syndicat national des gynécologues-obstétriciens français (SYNGOF). Une inquiétude largement partagée par le Syndicat national des ultrasonologistes diplômés (SNUD).
Le Dr Roger Bessis, qui préside le Collège français d'échographie fœtale, estime que deux éléments peuvent justifier de telles craintes. Le premier est d'ordre médical et éthique car le risque médico-légal encouru va conduire les médecins à préconiser l'avortement thérapeutique au moindre doute. Un risque de « dérive abortive » accentué également par l'allongement du délai légal pour l'intervention volontaire de grossesse qui passe de 12 à 14 semaines. « Cela pose la question même de notre travail, explique le Dr Roger Bessis ; notre vocation est de soigner les gens, pas de trier les fœtus. La profession est dans un état de dépression grave car nous en sommes à nous demander si tous les progrès qu'on a faits dans ce domaine ont du sens. »
L'inquiétude des assureurs
L'autre élément, d'ordre strictement financier, peut avoir des conséquences graves sur la pratique de l'échographie. En effet, le risque que le champ de responsabilité de ces médecins soit étendu au handicap non décelé d'un enfant va forcément entraîner une réaction des assureurs qui couvrent la responsabilité civile et les conduire à augmenter les primes de telle manière que les praticiens ne pourront suivre.
Les deux principaux assureurs du corps médical ne cachent pas qu'ils se préoccupent déjà du problème. « On est en train d'analyser et d'évaluer le risque échographique en tant que tel », reconnaît-on à la MACSF (Mutuelle d'assurance du corps sanitaire français), qui tiendra d'ailleurs au début de mars, avec Le Sou Médical, une conférence de presse sur le thème de « l'échographie anténatale, dépistage, diagnostic et responsabilité » en présence du Pr Israël Nizand. Les assureurs restent toutefois prudents. « Les cas qui vont être tranchés par la Cour de cassation sont différents. Il s'agit non pas d'une erreur de diagnostic mais de l'absence de dépistage. Or, on sait très bien que la fiabilité d'une échographie n'est jamais de 100 % et on espère que les magistrats en tiendront compte dans leur jugement. Mais on comprend que les échographistes s'inquiètent, car si l'arrêt de la Cour de cassation va dans le même sens, ils ne pourront plus exercer. »
Primes d'assurance décuplées ?
Si le montant de l'indemnité que Nicolas Perruche percevra du fait de son handicap n'a pas été encore établi, il faut savoir que l'indemnisation d'un enfant handicapé représente des sommes très importantes puisqu'elle tient compte des frais de prise en charge du handicap tout au long de la vie, probablement selon la MACSF, de l'ordre de 5 à 15 millions de francs. « Vous vous rendez compte du nombre de primes qu'il faudrait toucher pour couvrir seulement un seul de ces cas ? Or la population qui cotise est peu importante. Même si on rendait l'assurance en responsabilité civile obligatoire pour tous les médecins, cela ne suffirait pas », admet-on à la MACSF.
L'assureur refuse d'avancer une estimation du montant des primes d'assurances qui pourrait être demandé. Mais, selon le Dr Bessis, la prime pourrait représenter plus de 500 000 F par an pour les gynécologues-obstétriciens qui cumulent plusieurs risques. Dans la plupart des cas, cela reviendrait en tout cas à multiplier par cinq, voire par dix, le montant de l'assurance actuelle. « La répercussion du montant de l'assurance sur une échographie serait environ de 300 F. Comme c'est exactement le tarif de la Sécurité sociale pour cet acte, il y a deux solutions : ou le médecin est en secteur I et il met la clé sous la porte, car la totalité de son revenu passe en assurances, ou bien il est en honoraires libres et il répercute le coût sur le montant de l'acte. Dans ce dernier cas, la majoration serait telle que seuls les gens ayant les moyens auraient alors accés à l'échographie », poursuit le Dr Bessis.
Légiférer sur l'aléa thérapeutiques
Les échographes comptent donc sur les responsables politiques pour trouver une solution à ce qui risque de devenir un très sérieux problème d'exercice professionnel. Pour les uns, comme le SYNGOF, la réponse est de légiférer au plus vite sur l'aléa thérapeutique. Pour d'autres, comme le Dr Bessis il faut que la justice reconnaisse que l'absence de diagnostic n'est pas une faute. « Ce qui doit être condamné, c'est la non-mise en œuvre des moyens diagnostiques adaptés », poursuit le Dr Bessis, qui reconnaît, comme le Dr Cousin, qu'il vaudrait mieux évaluer la qualification des échographistes. Il souhaite également que la loi infirme l'arrêt Perruche en stipulant que le fait de vivre, même handicapé, n'est pas un préjudice. Toutefois, un amendement déposé en ce sens par le Pr Jean-François Mattei lors de l'examen du projet de loi de modernisation sociale a été rejeté, en première lecture, par l'Assemblée nationale.
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