Le point de vue du Dr Thierry Bour

Un modèle médico-économique existe en ophtalmologie, dont on peut s’inspirer

Publié le 15/11/2018
Bour

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Crédit photo : DR

Les délégations de tâches entre médecins et auxiliaires de santé sont à un tournant, celui de leur généralisation ou non en médecine de ville. Le débat actuel opposant les assistants médicaux, annoncés dans le plan MaSanté2022, aux infirmières de pratiques avancées (IPA) ne devrait pas exister, car ce sont deux problématiques complètement différentes.

Sur le papier, la nécessité d’avoir des assistants pour effectuer des tâches simples, répétitives, sans avis diagnostique, afin que le médecin puisse se libérer du temps médical, devrait tomber sous le sens. Des exemples anciens et nombreux montrent que cela est à la fois utile et nécessaire. Les radiologues, les biologistes, les médecins hospitaliers travaillent depuis des dizaines d’années avec du personnel spécialisé et ils n’imaginent pas une seconde être seuls à effectuer la totalité de leur activité, en passant par la prise de rendez-vous, le remplissage de dossiers, la réalisation des actes techniques, la gestion administrative… Nos collègues étrangers non plus dans la plupart des pays développés.

C’est pourtant ce qui se passe encore en médecine de ville dans de nombreuses spécialités, au motif que les exemples réussis de délégations de tâches ne concernent que des spécialités techniques et en général de 2e recours. Le schéma du médecin clinicien de ville isolé remonte à un siècle et rien n’a vraiment été fait pour le faire évoluer jusqu’à récemment, notamment au travers des conventions médicales.

Une triple contrainte

Depuis une quinzaine d’années, l’ophtalmologie a joué un rôle moteur dans cette prise de conscience de faire évoluer, non pas le rôle du médecin qui reste fondamentalement le même auprès du patient avec la séquence écoute-examen-diagnostic-traitement, mais son environnement à la fois technique, humain et organisationnel. Cela s’est produit sous une triple contrainte démographique, de soins en forte croissance et de menace de basculement d’une partie de l’activité médicale dans le champ commercial, mais cette transformation se serait de toute façon réalisée, ce ne fut qu’un catalyseur.

Le cas de l’ophtalmologie, à la fois en première ligne et en 2è recours, spécialité clinique et technico-chirurgicale est intéressant, car de nombreuses spécialités peuvent s’y identifier au moins partiellement. Il montre aussi la faisabilité d’une délégation de tâches, ou travail aidé, touchant tous les segments de l’activité.

Nous avons en effet commencé par la délégation des premières phases de la consultation (interrogatoire, prise de certaines mesures comme la tension oculaire et la réfraction) et mis en avant une notion fondamentale : l’exercice en multipostes, lequel est responsable à lui seul de la moitié du temps économisé par le travail de l’assistant. Le médecin complète l’examen, revient éventuellement sur certains éléments de la première phase, fait la synthèse et décide de la conduite à tenir.

Puis nous avons étendu très vite le concept à la réalisation des examens complémentaires et les aides opératoires sont arrivées en masse dans les blocs opératoires d’ophtalmologie. Cela a pris du temps, la nécessité de faire évoluer les mentalités, la création d’un nouveau métier d’orthoptiste (3 décrets et 2 articles de loi en 15 ans), la formation des aides (orthoptistes avant tout, mais aussi IDE), de convaincre les autorités de tutelle (rapports Berland, HAS, ministère, IGAS, CNAM).

 

Une évolution irréversible

Cette expérience a aussi montré qu’elle était à l’origine d’une nouvelle dynamique de notre environnement biomédical, confronté à de nouveaux défis pour adapter les matériels médicaux et informatiques à un fonctionnement partagé. La notion de travail en équipe a envahi les cabinets d’ophtalmologie, lesquels deviennent de plus en plus multi-sites, avec du personnel administratif et paramédical en croissance rapide. Les ophtalmologistes abandonnent l’exercice isolé pour des pratiques de groupe. L’appropriation de ce mode de fonctionnement par les services hospitaliers d’ophtalmologie a rendu cette évolution irréversible : les internes ainsi formés ne peuvent envisager d’exercer autrement lors de leur installation.

La croissance du travail aidé a été lente au départ : 2 % en 2000, 20 % en 2010 pour s’accélérer à 60 % aujourd’hui et probablement 80 % en 2020. Au-delà, un nouveau type de délégation devrait devenir fréquent : celui du suivi par l’orthoptiste de patients chroniques stabilisés et connus, sans la présence du médecin, lequel valide en différé le dossier, que ce soit à distance (télé-expertise) ou dans un autre temps en un même lieu. Les outils existent déjà avec les protocoles organisationnels, pour des situations déterminées. Cela permettra aussi le développement de sites secondaires par un partage de l’activité entre orthoptistes et ophtalmologistes, ce qui devrait permettre un maillage territorial correct.

Les ophtalmologistes seraient insuffisants sans la délégation de tâches, comme les autres médecins le seront s’ils ne franchissent pas cette étape fondamentale pour leur exercice futur, celle d’une cellule paramédicale et administrative les entourant. Un enseignement essentiel est aussi apparu : on n’économise pas de médecins ainsi, on leur permet de voir plus de patients, de faire face à leurs missions croissantes, de plus en plus complexes, d’améliorer la prise en charge du patient, ce qui est déjà beaucoup.

Exiger les moyens de travailler en équipe

Les problèmes de délais de rendez-vous, que connaît aujourd’hui notre spécialité, relèvent avant tout d’une insuffisance d’attribution de postes formateurs en ophtalmologie, ce problème pouvant être réglé en quelques années avec une politique volontariste. Le développement des IPA (transfert d’activité) et des CPTS (coordination des équipes d’acteurs de santé) n’empêchera pas la nécessité d’avoir cette cellule autour de chaque médecin ou groupe de médecins.

Les médecins doivent exiger rapidement les moyens nécessaires pour que la plupart des confrères, notamment les plus jeunes, puissent évoluer vers la constitution d’une équipe autour d’eux, afin qu’ils puissent accomplir au mieux leurs missions de soins auprès de la population. Un modèle médico-économique existe en ophtalmologie, dont on peut s’inspirer. Cette évolution est possible rapidement, le temps des pionniers étant derrière nous et les obstacles réglementaires réglés en grande partie.

Dr Thierry Bour, ophtalmologiste, Metz (57)

Source : Le Quotidien du médecin: 9699