« L’HUMANISME NE PAYE PLUS ». Le Dr Jean Dehon a le cœur lourd. Le 31 décembre, le médecin généraliste de Pleudaniel a refermé la porte de son cabinet médical pour la dernière fois. Il s’était installé voilà 36 ans dans ce village de 1 000 habitants au sud de la presqu’île de Lézardrieux, bout de terre armoricain tout proche de Paimpol, au Nord de la Bretagne.
Pendant ses dernières années d’exercice, le Dr Dehon a recherché un confrère prêt à assurer la relève. Sans succès. En dix ans, le nombre de médecins généralistes a été divisé par deux sur la presqu’île. Ils ne sont désormais plus que cinq : les Drs Jean-Luc Le Corre, Jean-Paul Thomas et Jean-Marc Bourdieu à Pleubian, gros bourg de 2 500 habitants au Nord de la presqu’île, le Dr Bruno Lambert au centre, à Pleumeur-Gautier (1 150 habitants), et le Dr Philippe Tournier à Lézardrieux (1 600 habitants), à l’Est. À l’exception des Drs Lambert et Bourdieu, tous ont plus de 60 ans. Au 1er juillet, Philippe Tournier dévissera à son tour sa plaque. Qui a parlé de désertification médicale ?
Afin d’attirer de nouveaux professionnels de santé, Jean Dehon a milité auprès des politiques en compagnie de l’énergique Dr Lambert pour la construction d’une maison de santé pluridisciplinaire. Un projet que la communauté de commune valide à l’unanimité. Sur le papier, tout semble parfait. « Nous avons cédé le terrain pour un euro symbolique à la communauté de communes, explique Pierrick Gouronnec, maire de Pleumeur-Gautier, commune sur laquelle le bâtiment sera construit à l’automne prochain. Très impliqué, l’homme voit dans cette réalisation « un bel outil qui donne la possibilité aux professionnels de santé d’exercer dans de bonnes conditions et d’avoir une belle qualité de vie ». Le Dr Lambert, 43 ans, aime quant à lui l’idée « de l’échange, de la possibilité d’améliorer la relation de travail entre médecin et paramédicaux et d’augmenter le temps médical consacré au patient ». L’inauguration des locaux est prévue fin 2013.
Vent de fronde au Nord
Malgré la bonne entente affichée, cette maison pluridisciplinaire ne fédère pas l’ensemble des acteurs du monde médical et politique de la presqu’île. Un projet d’une telle envergure dans un si petit territoire, où tous se connaissent et se soucient de leur voisin ne pouvait voir le jour sans heurt.
« J’étais écœuré ». Didier Rogard, maire de Pleudaniel, a des mots choisis lorsqu’il parle du comportement des médecins pendant la première réunion sur la création de la maison médicale, deux ans plus tôt, en présence de tous les élus de la presqu’île. « Les médecins de Pleubian, au Nord, ont eu une réaction très violente, explique-t-il. Ils ont tout refusé en bloc pour des questions de gros sous. Je ne m’attendais pas à une telle fronde ». « J’ai été très surpris de voir que les médecins ne se connaissaient pas du tout, ajoute Alain Gouronnec, président de la communauté de communes (et parent du maire de Pleumeur-Gautier). Certains se contentent de mener leur petit train-train de médecin de campagne sans voir plus loin ».
Ces propos font hausser les épaules du Dr Lambert selon qui les médecins du Nord ne sont « ni pour ni contre la maison pluridisciplinaire ». Le Dr Bourdieu n’est quant à lui nullement étonné par la dureté des élus : « Ils ne comprennent rien au monde médical, juge-t-il. Ça a gueulé, à cette réunion, et pour cause. Leur politique du “place aux jeunes” est frustrante pour nous, les vieux toubibs qui avons assuré l’offre de soins de la presqu’île ces 20 ou 30 dernières années ».
Scepticisme des professionnels
Outre un problème de communication, ce projet de pôle révèle aussi une fracture entre la vision que les professionnels de santé en exercice ont de leur métier et le désir des politiques d’enrayer la désertification médicale en marche.
N’ayant « rien contre cette maison pluridisciplinaire », le Dr Bourdieu y préfère « le confort extrême de travailler chez soi, dans son cabinet médical, dans sa maison ». Surtout, il n’y voit en rien une solution miracle à ce qui constitue selon lui le fond du problème : la surconsommation médicale. « Est-il normal de voir une gamine de dix ans dans mon cabinet alors qu’en vingt minutes de consultation et malgré tout ce que prétend sa mère, je ne l’entends tousser que deux fois ? s’insurge-t-il. C’est la médecine McDonald’s qu’il faut changer, pas le mode d’exercice ».
Le médecin n’est pas le seul sceptique. Les seize infirmiers (19,7 pour 10 000 habitants) de la presqu’île, très attachés à leur liberté et en surnombre par rapport à la moyenne régionale (12,7) et nationale (9,7), ne veulent pas entendre parler du projet. Les trois dentistes de la presqu’île souhaitent eux aussi conserver leur mode d’exercice individuel. Du côté des kinésithérapeutes, dont le territoire est très largement dépourvu – 2,5 pour 10 000 habitants, densité très inférieure à la moyenne régionale (8,7) et nationale (7,9) –, on reste circonspect. « C’est une maison faite par des médecins pour des médecins », reconnaît Maguy Nouël de Kérangué, installée à Pleubian. La kinésithérapeute s’interroge sur « la rentabilité » du projet mais y envisage tout de même un exercice à temps partiel, en alternance avec sa toute jeune collaboratrice. Le Dr Lambert est le seul professionnel de santé embarqué à bord. La future maison de santé ne se trouve qu’à quelques centaines de mètres de son cabinet.
Dans son ancien bureau aujourd’hui désert, le Dr Dehon explique avec douceur qu’il a embrassé ce projet pour « ne pas laisser tomber les habitants du coin ». Sa récupération par les politiques « qui se foutent totalement de la détresse des gens » agace l’ancien médecin de Pleudaniel. Qui a accepté de dépanner encore quelque temps en conseils médicaux « les copains » et ses anciens patients, bien démunis par son départ.
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