Son visage plissé trahissait son grand âge mais le regard de Yuuni brillait comme celui d’un jeune homme, semblable à celui de Chuluun qui se tenait à ses côtés. Les deux hommes me regardaient avec un mélange de curiosité et de bienveillance et attendaient que j’initie la conversation. Dialoguer avec eux – et avec les Koman en général – n’était pas facile car ils s’exprimaient avec une économie de mots un peu déstabilisante. Ce premier échange m’apprit que la course à pied faisait partie de l’identité de leur peuple depuis toujours, et était pour eux une question de survie. Courir leur permettait d’être moins dépendants des chevaux pour chasser, migrer et s’occuper de leurs troupeaux. Tous les membres de la tribu, m’expliqua Chuluun, courent dès leur plus jeune âge. Il ajouta avec un sourire : « Voudrais-tu te joindre à nous ? »
Quelques minutes plus tard, nous trottions tous les trois sur les sentiers de la steppe, accompagnés par quelques enfants curieux.
Cette course improvisée m’en apprit plus sur les Koman que de longs discours. Du vieux chaman aux enfants, tous couraient de cette foulée légère et économe que j’avais pu observer chez des champions d’ultra-trail. Leur posture était exemplaire : dos droit et bassin légèrement engagé vers l’avant, ils donnaient l’impression de se propulser sans le moindre effort. Bien que moi-même marathonien, je ne pouvais que constater le saisissant contraste entre la lourdeur de ma foulée et la fluidité de leur allure.
Pouvoir suivre – non sans peine –, ces hommes lors d’une longue course facilita mon intégration et je passai les jours suivants en immersion totale, partageant les repas et les tâches quotidiennes de la tribu. Le peuple Koman menait une vie rude et isolée, rythmée par les migrations saisonnières et les cycles de la nature. M’étonnant du manque de jeunes gens au sein de la tribu, j’en touchai un mot à Chuluun qui m’avoua que nombreux étaient les jeunes qui tentaient leur chance dans la capitale et n’en revenaient jamais, et que lui-même y avait travaillé plusieurs années. Au fil de notre discussion, je compris l’importance que revêtait mon reportage aux yeux de Chuluun : face au déclin progressif de son peuple, il cherchait à attirer la modernité à eux d’une façon ou d’une autre. L’article qui avait défrayé la chronique était une première étape, mon reportage en serait la prolongation.
Yuuni n’était pas dupe des intentions de Chuluun et acceptait néanmoins ma présence avec bienveillance. Un soir, il me parla des liens qui existent entre course à pied et chamanisme. Le tambour est un instrument primordial pour nos rites, me révéla-t-il, son rythme guide le chaman vers le monde des esprits. Malheureusement, le gouvernement a détruit les tambours de la tribu depuis bien longtemps. Nous avons alors appris à substituer au rythme du tambour le bruit de nos propres pas pour accéder au monde des esprits. L’occasion était trop belle et je lui posai alors la question qui me brûlait les lèvres : est-ce cela, la course aux frontières de la mort, un rite chamanique ? Le sourire de Yuuni s’évanouit. "Nous aborderons ce sujet bien assez tôt", dit-il, l’air sombre.
Les mots de Yuuni prirent tout leur sens deux jours plus tard, quand une tragédie frappa la tribu. Un jeune enfant avait succombé à de fortes fièvres pendant la nuit et déjà on préparait les rites funéraires. Chuluun vint me voir pour m’avertir : ce soir, Yuuni allait courir pour guider l’âme de l’enfant vers l’au-delà… Le pays noir.
Prochaine épisode dans notre édition du 7 décembre
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