Les vaccins n’arrivèrent pas le lendemain, ni le surlendemain. En réalité, ils n’arrivèrent pas du tout. Tout comme les manuels scolaires. Tout comme les secouristes de la Croix Rouge. On ne sut pas vraiment ce qui s’était passé ; on le supposa. La vie continuait quand même.
À présent, c’est le paludisme qui était le centre des attentions. Paludisme, tuberculose, poliomyélite… Bienvenue dans un monde parallèle où les gens crèvent de maladies qui paraissent si irréelles à d’autres qu’ils en refusent les vaccins. Julien repensa à la petite fille qui, jadis, lui avait fait don d’un sourire. Un sourire en échange d’une guérison ; ici les gens ne guérissaient pas, mais ils souriaient quand même. Alors il avait dû se tromper. Ce qu’il avait pris à l’époque pour un remerciement n’était qu’une manifestation de la beauté de l’humanité.
Quand elle rentra chez elle, Marie trouva Julien absorbé par la lecture d’une revue humanitaire. Il avait les yeux embués de larmes. Il posa sur la table l’article qu’il venait de lire. Il aurait préféré que Marie ne le voie pas pleurer, mais c’était trop tard, et sans importance.
Sur la table basse de bois brut, sur le papier recyclé d’une revue noir et blanc, le dernier pédiatre d’Alep venait d’être tué dans un raid aérien.
Marie prit peur en voyant le regard de Julien. Un regard d’illuminé. Encore.
– Si tu ne suis pas, je comprendrai.
Les sanglots de Marie furent aussi soudains qu’incontrôlables, et c’est avec beaucoup de mal qu’elle laissa exploser sa colère :
– Mais enfin qu’est-ce que tu veux ? Tu te prends pour un messie, pour le sauveur du monde ?
– Ici on se débrouille. On bricole, on réussit l’impossible avec une seringue et trois bouts de ficelle ; ils s’en sortiront sans moi. Moi je veux faire plus. Je veux aller où personne ne va, sauver ceux que le monde a oubliés. Je veux être là au moment où arrive le brancard, pour ne pas que l’infirmière soit obligée de dire aux parents qu’elle est désolée, que si un médecin avait été là, alors peut-être que l’enfant aurait pu être sauvé.
– Tout ça pour quoi, Julien ? Pour en sauver combien ? Cent cinquante ? Quarante-deux ? Douze ? Tu ne peux pas sauver tout le monde !
– Même si je n’en sauvais qu’un, dans mille ans ils seront des millions à être les fils de celui-là.
– Oui, toujours le même argument… Et parmi tous ceux-là, certainement beaucoup de gens illustres, bien sûr.
– Quelle importance ? Tu mélanges tout ! Des hommes, c’est tout. Ce sont des hommes que je veux sauver, et il n’existe pas de hiérarchie dans le droit à la vie.
– Et si tu avais un jour un choix à faire : si tu devais n’en sauver qu’un seul ? Réfléchis : un seul être humain parmi des milliards ?
– Personne ne me demande de faire ce choix.
– Et je souhaite que cela ne t’arrive jamais. En attendant, en accomplissant ta mission, n’oublie pas de te sauver toi-même.
Julien n’accompagna pas Marie à l’aéroport. Il ne sut pas à quelle heure elle partait. Il ne posa aucune question. Alors, quand il vit un avion traverser le ciel, il supposa que c’était le sien.
Ce qu’il ressentait l’étonnait lui-même. Il fut moins triste de perdre l’amour de sa vie que de constater qu’elle avait perdu ses rêves. Elle avait choisi la facilité, elle était retournée en France. Pouvait-il lui en vouloir ? Non. Mais il reconnaissait qu’il était déçu, et cela ne lui plaisait pas : qu’était-il en train de devenir ? Il bradait son existence pour une idéologie. Peut-être qu’il n’était pas fait pour mener une vie normale après tout.
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#3 La réalité du terrain
#4 Un pas de plus dans l’engagement
#6 L’espoir envers et contre tout
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