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Dossier

Santé des seniors

Objectif, rester chez soi

Par Bénédicte Gatin - Publié le 29/11/2021
Objectif, rester chez soi


alfpoint/ stock.adobe.com

Même si la loi Grand âge et autonomie ne verra finalement pas le jour, le maintien à domicile des personnes âgées reste un enjeu majeur, amplifié par la crise sanitaire. Pour les soignants, l’enjeu est à la fois d’identifier les personnes à risque avant le point de bascule – afin de mettre en place des mesures de prévention adaptées – mais aussi d’optimiser les prises en charge des pathologies chroniques.

Home sweet home… Pour la plupart des Français, la chose est entendue : mieux vaut vieillir à domicile plutôt qu’en institution. Dans une enquête Ifop/Adréa réalisée en 2016, si 70 % des sondés déclaraient connaître les établissements pour personnes âgées, plus de 85 % indiquaient vouloir finir leur vie chez eux. Une tendance « probablement renforcée par la crise Covid et le problème des foyers infectieux en Ehpad », analyse le Dr Bruno Chicoulaa, médecin généraliste à Toulouse.

Pour favoriser le maintien à domicile des sujets âgés, l’enjeu est à la fois d’accompagner au mieux les personnes déjà dépendantes mais aussi de prévenir la perte d’autonomie. À défaut de loi spécifique – promise un temps mais finalement passée à la trappe –, différents articles du PLFSS vont dans le sens du maintien à domicile. Avec, notamment, plusieurs mesures économiques et sociales en faveur du « virage domiciliaire » annoncé par le gouvernement (lire l'interview de Brigitte Bourguignon, ministre déléguée en charge de l'Autonomie).

Repérer la fragilité

Mais le défi est aussi médical. Parce qu’il est sans doute « le médecin qui connaît le mieux le patient », le généraliste « a un rôle indispensable pour limiter ou prévenir la dépendance et la perte d’autonomie », estime le Pr Sylvie Bonin-Guillaume, gériatre à Marseille et vice-présidente de la Société française de gériatrie et gérontologie (SFGG).

Chutes, difficulté à la marche, perte de poids, trous de mémoire, événement de vie, etc., la spécialiste appelle a minima à repérer (avant d’éventuellement passer la main) « tous ces petits changements fonctionnels dans le quotidien des patients » qui font le lit de la dépendance. « On prend rarement le temps d’interroger le patient sur ces points car on a tendance à considérer que cela ne relève pas de la médecine, regrette la gériatre, alors qu’en fait, ces différents éléments peuvent à un moment donné devenir un vrai problème médical. »

Le concept de fragilité – dont on parle beaucoup depuis une dizaine d’années – a justement été développé pour mettre un nom sur cet entre-deux. Même si aucune définition ne fait vraiment l’unanimité, ce syndrome peut être défini, selon le consensus publié en 2011 par la SFGG, comme « le reflet de la diminution liée à l’âge des capacités physiologiques de réserve qui altère les mécanismes d’adaptation au stress ».  Il constitue un facteur prédictif de la survenue, à 3 ans, de chutes, de perte d’autonomie, d’hospitalisation et de décès.

Plusieurs échelles ont été proposées pour le repérage des patients à risque de fragilité. Le gérontopôle de Toulouse a notamment développé une grille dédiée aux soins primaires reprise par la Haute Autorité de santé (HAS) qui propose six questions de « débrouillage ». « Mais un médecin qui est vigilant et connaît son patient peut aussi détecter de façon plus informelle ces évolutions implicites qui doivent pousser à aller plus loin », estime le Pr Bonin-Guillaume

Quel que soit le moyen, l’idée est de questionner l’état fonctionnel, nutritionnel, cognitif et sensoriel du patient au travers de signes simples pour pouvoir détecter un fléchissement des capacités usuelles. « Cela est aussi important que de prendre la tension et doit, à mon sens, être répété régulièrement », insiste le Pr Bonin-Guillaume.

En cas de suspicion de fragilité, des investigations plus poussées doivent permettre de confirmer le diagnostic et de préciser les capacités de la personne puis de mettre en place différentes mesures correctives si besoin. Si cette prise en charge peut tout à fait relever des soins primaires, comme le défend le Dr Chicoulaa, le relais peut aussi être pris en gériatrie. « Les médecins qui le souhaitent peuvent nous adresser leurs patients en consultation ou en hôpital de jour, rassure le Pr Bonin-Guillaume, pour une évaluation multidomaine où nous allons approfondir tous ces points avant de formuler des préconisations, avec une feuille de route qui permettra leur mise en œuvre et le suivi par le médecin traitant. » Il est généralement admis que la fragilité est un phénomène réversible – du moins en partie –, à condition d’intervenir suffisamment tôt…

Pourquoi la fragilité peine à s’imposer en soins primaires
« Depuis 5 ans, on peut évaluer et prendre en charge la fragilité sans passer par l’hôpital », se félicite le Dr Bruno Chicoulaa. S’il est lui-même très impliqué sur ces sujets, le généraliste toulousain reconnaît que sur le terrain, l’exercice peine à s’imposer. « Dans la mesure où ce concept est enseigné depuis peu, il y a une certaine inertie naturelle », analyse-t-il. Autre frein, la nécessité de mettre en place une prise en charge pluriprofessionnelle structurée, avec un plan de soin, « ce qui n’est pas encore forcément naturel pour tout le monde ». Par ailleurs, on s’est rendu compte que les médecins prenaient en charge des patients fragiles complexes plutôt pré-dépendants, d’où des résultats décevants et démotivants. D’autant que si le repérage et le bilan de la fragilité sont désormais bien codifiés, le suivi l’est moins. Pour le Dr Chicoulaa, l’enjeu est donc à la fois d’intervenir de façon plus précoce, de mieux codifier le suivi des sujets fragiles et trouver un équilibre dans l’exercice coordonné.

L’hôpital pourvoyeuse de dépendance

Qu’il y ait ou non fragilité, le maintien à domicile passe aussi par la prévention et l’optimisation du suivi des maladies chroniques. Pathologies ostéoarticulaires et neurologiques, dénutrition, désafférentation (surdité, cécité, etc.), cancers mais aussi pathologies nécessitant une surveillance médicale renforcée (type insuffisance cardiaque, pathologies respiratoires, diabète) ou pathologies psychiatriques et cognitives : comme le rappelle le Dr Gilles Albrand (Lyon), certains types d’affections exposent particulièrement à la perte d’autonomie et/ou à la dépendance. D’où la nécessité de leur prévention, souligne le spécialiste, qui insiste notamment sur l’exercice physique, la vaccination et la nutrition.

En prévention secondaire, le gériatre lyonnais met aussi l’accent sur la surveillance clinique rapprochée afin d’anticiper les signes pouvant évoquer une décompensation. « Quel que soit l’âge, toutes les études ont montré que plus on fait de la surveillance rapprochée en ambulatoire, moins il y a de décompensations et d’hospitalisations. »

Même si l’on ne peut pas tout prévoir, « le suivi régulier des maladies chroniques, conjointement avec des spécialistes d’organes lorsque cela est nécessaire, va limiter les risques de décompensation et d’hospitalisation éventuelle », appuie le Pr Bonin-Guillaume.

Or il a été démontré que le fait de passer aux urgences ou d’être hospitalisé augmentait le risque de dépendance des patients âgés. À la suite d’une hospitalisation, les personnes âgées ont 60 fois plus de risque de développer des incapacités fonctionnelles. Celles-ci sont dues en partie au terrain du patient, à la pathologie qui le mène à l’hospitalisation. Mais « l’hôpital en soi peut aussi être iatrogène et pourvoyeuse de dépendance », rappelle le Pr Bonin-Guillaume.

Si l’hospitalisation s’impose malgré tout, « ce qui est intéressant, c’est d’appeler les hotlines gériatriques et de programmer l’hospitalisation dans un cours séjour gériatrique, l’anticipation permettant justement de réduire le risque de dépendance iatrogène. »

Alors que les effets indésirables sont à l’origine de près d’un passage aux urgences sur cinq chez les sujets âgés, la prévention de la iatrogénie médicamenteuse, notamment chez les sujets polypathologiques, est aussi un élément majeur. Comme le souligne Ebmfrance dans son Guide de pratique clinique sur la révision du traitement du patient âgé, les patients âgés « sont particulièrement sensibles aux problèmes générés par les anticholinergiques, les sédatifs et les médicaments qui augmentent le risque de saignement ».

Si certains traitements sont essentiels, le Pr Bonin-Guillaume invite à lever le pied sur les médicaments de confort, quitte à faire une « ordonnance de déprescription ». La gériatre marseillaise insiste aussi sur la surveillance des interactions.

Par ailleurs, les médicaments indispensables « sont parfois remplaçables par d’autres médicaments qui présentent moins d’effets indésirables », souligne Ebmrance. Par exemple, « la warfarine peut être remplacée par de nouveaux anticoagulants qui ne nécessitent pas de restrictions alimentaires ni de surveillance fréquente des paramètres biologiques ».

A contrario, le Pr Bonin-Guillaume identifie aussi des « médicaments qu’on ne prescrit pas assez ou pas de façon assez adéquate », comme dans la douleur ou l’ostéo­porose. Et de pointer les conséquences délétères d’un certain « âgisme de soin ». La BPCO par exemple « est souvent sous-diagnostiquée et, parfois, on découvre la maladie lors d’une décompensation aiguë avec pneumopathie qui entraîne une insuffisance respiratoire ».

Qu’il s’agisse de prendre en charge une pathologie chronique ou de repérer des signes de fragilité, la spécialiste insiste sur l’importance d’anticiper et de ne pas laisser « traîner » une situation. Pour les gériatres, « concernant la dépendance, il est toujours difficile de se rendre compte que le train est passé alors que l’on aurait pu intervenir avant ».