La loi pour renforcer la prévention en santé au travail était très attendue par les médecins du travail, comme par les services interentreprises, maintenant nommés services de prévention et de santé au travail (SPST). Après de profonds changements législatifs, en 2012 et en 2017, la médecine du travail a enfin sa loi cadre. Promulgué le 2 août dernier, le texte invite les médecins généralistes en renfort en créant le rôle de « médecin praticien correspondant » (MPC). Il est annoncé dans la loi qu’un « médecin praticien correspondant, disposant d’une formation en médecine du travail, peut contribuer, en lien avec le médecin du travail, au suivi médical du travailleur (…), à l’exception du suivi médical renforcé (…), au profit d’un service de prévention et de santé au travail interentreprises. » Ce volontaire ne devra pas être le médecin traitant du salarié. Son protocole de collaboration avec les SPST n’est pas encore défini et ne sera possible que dans les zones où l’ARS jugera le nombre de médecins du travail insuffisant. Les décrets sont attendus avant avril 2022 et le nouveau statut de MPC devra entrer en vigueur au plus tard le 1er janvier 2023.
« La réforme prendra pleinement effet à travers les décrets, qui restent des points d’interrogation à suivre attentivement », insiste la Dr Anne-Michèle Chartier, présidente du syndicat CFE-CGC Santé au travail. Globalement satisfaite du processus législatif et de l’évolution des propositions, la représentante syndicale voit le rôle de MPC comme une potentielle opportunité. « Nous sommes favorables à l’ouverture de la médecine du travail et peut-être que cela deviendra une voie d’attractivité. Le risque pour nous est que des médecins non formés se retrouvent à faire des visites à la chaîne », détaille-t-elle.
Selon elle, les médecins praticiens correspondants permettraient aussi de soulager les médecins du travail en termes de responsabilité. A cause de la pénurie de médecins, en effet, ils se portent responsables pour un nombre anormalement grand de salariés. Leurs équipes engagent aussi leur responsabilité. « Le médecin généraliste sait comment effectuer un diagnostic médical, c’est plus sûr », relève la Dr Chartier. Elle regrette que l’ARS doive donner son accord en décidant des zones de pénurie : « À mon sens, cela baisse l’attractivité et la réactivité du dispositif. Il ne faudrait pas que ça devienne le parcours du combattant administratif. »
Des décrets décisifs à venir
Le Dr Michel Chassang, lui, approuve cette démarche auprès de l’ARS. À la table de l’accord national interprofessionnel (ANI), que la loi transpose, l'ex-président de la CSMF, a négocié pour l’Union des entreprises de proximité (U2P). Défendant les PME-TPE, il s'est battu pour que celles-ci soient autant considérées que les grandes entreprises. « Les médecins du travail ne sont pas suffisamment nombreux et se concentrent alors sur les grandes entreprises et les situations compliquées. On ne peut plus continuer avec une telle carence démographique », considère l’élu au Conseil économique social et environnemental (CESE). Pour ce médecin généraliste, qui a contribué à proposer la fonction de MPC, ces médecins de renfort mutualiseraient une partie du travail, tout en laissant aux spécialistes le suivi des salariés affectés à des postes à risques. « Les conditions d’exercice, et la rémunération, vont être décisives. Si c’est payé convenablement, il n’y a pas de raison que cela ne fonctionne pas. La santé au travail est très intéressante et permet de sortir du tout curatif pour plus de préventif », affirme le généraliste.
Son confrère le Dr Jean-Christophe Nogrette, conseiller national du syndicat MG France, ne voit pas cette nouvelle mission du même œil. « Les généralistes sont suroccupés. On ne peut pas remplir un trou en en creusant un autre », tempête-t-il. À ses yeux, cela ne présage aucun engouement du côté des généralistes. Le Secrétaire général du Syndicat des médecins libéraux et de l’Union nationale des professionnels de santé (UNPS), le Dr William Joubert, alerte aussi sur les besoins de la médecine générale : « Les problématiques de désertification et de démographie, nous les expérimentons pleinement. Il n’y a pas suffisamment d’accompagnement pour le maintien à domicile des personnes âgées ou des patients lourds. Toute mesure qui encourage les médecins vers le salariat ou le cumul de contrats fait concurrence à l’installation libérale. Nous manquons de ressources et elles nous sont empruntées. »
Un enjeu de coordination conséquent
Au-delà du fait que la démographie des généralistes puisse s’aggraver, le Dr Cyril Bègue craint une confusion des rôles. Ce médecin généraliste, maître de conférences à l’Université d’Angers et membre du conseil scientifique du Congrès de la médecine générale, se passionne pour la santé au travail. « La compétence du médecin généraliste est de suivre la santé du patient dans son ensemble, en prenant en compte son travail. Le médecin du travail est le seul qui connaît et qui a un impact sur le lieu de travail. Il voit plusieurs salariés d’une même entreprise pour ainsi dépister, prévenir. Le MPC n’aura ni ces connaissances, ni ce pouvoir d’action. Les salariés risquent de ne pas avoir la même qualité de suivi », développe-t-il. À moins qu’il y ait un vrai effort de coordination, selon le Dr Bègue, qui souligne le temps et l’organisation nécessaires.
Premiers concernés par ces nouveaux acteurs à intégrer, les services de santé au travail resteront de fait les interlocuteurs des entreprises. Pour gérer un réseau de MPC, « la question de la circulation de l’information se pose. En termes opérationnels, c’est un point assez lourd de savoir quels logiciels informatiques utiliser, comment inclure les MPC ou non dans nos systèmes d’information, organiser la circulation de l’information dans l’espace numérique de santé, ou encore alimenter conjointement le dossier médical partagé », soulève Martial Brun, directeur général de Présanse, organisme représentatif des SPST. Attendant les textes réglementaires, le directeur ne s’avance pas sur la pertinence du dispositif. « Il est trop tôt pour le dire. Nous accueillons favorablement la volonté des partenaires sociaux d’élargir les ressources des services. Le MPC sera une option supplémentaire mais ne sera sans doute pas spontanément une réponse massive sur tout le territoire à la pénurie de médecins du travail », nuance-t-il.
Pour Serge Legagnoa, cadre bancaire et secrétaire confédéral de Force ouvrière : « la question du manque d’attractivité n’a pas été prise à bras le corps par les parlementaires, malgré nos demandes. » Pour lui, le manque d’attractivité de la médecine du travail n’apparaît pas dans la réforme, alors que des rapports ont été publiés, comme celui de l’IGAS en 2017. Serge Legagnoa, qui a négocié pour les assurés sociaux lors de l’ANI, craint que le rôle du MPC ne soit qu’une réponse partielle et urgente, qui évite de répondre aux problèmes de fond. « Cela donne l’impression d’un dispositif rapide. Ce n’est pas un dispositif global. Et nous restons circonspects sur la capacité des généralistes à se dégager du temps pour être MPC et pour se former », pose-t-il.
Exergue : Toute mesure qui encourage les médecins vers le salariat ou le cumul de contrats fait concurrence à l’installation libérale.
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