En 2015, dans une France traumatisée par les attentats terroristes, la psychiatrie est prise entre deux feux.
« Les experts évoquaient la folie de la radicalisation ; tandis que les psychiatres, soucieux que leur discipline ne soit pas instrumentalisée à des fins sécuritaires (1), considéraient que cela n'avait rien à voir avec leur métier », se souvient le Pr Michel Botbol, professeur émérite de psychiatrie infanto-juvénile.
Cinq ans plus tard, la Fédération française de psychiatrie-conseil national professionnel de psychiatrie (FFP-CNPP) dont il est membre remet au Comité Interministériel de Prévention de la délinquance et de la radicalisation un rapport sur « psychiatrie et radicalisation ».
Le document est le fruit de trois années de travail, marqué par un rapport intermédiaire publié en avril 2017. Celui-ci faisait le constat d'une diversité des profils de radicalisés telle, qu'il était impossible d'en dresser un profil type.
Depuis les problématiques ont changé, les regards se sont affûtés. « Lorsque le groupe de travail s'est formé en 2016, l'inquiétude générale portait sur le départ des adolescents et des jeunes adultes en Syrie. Nous avions peu de données, et l'expérience des experts auditionnés se limitait à cinq cas en moyenne. Aujourd'hui, la France se préoccupe davantage des revenants, des sortants de prison, ou encore des loups solitaires. La bibliographie s'est étoffée, les experts ont déjà vu plus d'une trentaine de cas », décrit le Pr Botbol.
Déminer les amalgames
Quel est le lien entre radicalisation et troubles mentaux ? Le rapport appelle d'abord à définir les termes du problème, car selon ce qu'on y met derrière, la proportion de radicalisés souffrant de troubles psychiques irait de 0 % à 35 %. « Les auditions font apparaître un fort consensus sur le fait que la radicalisation n'est pas un trouble mental et ne peut être majoritairement rattachée à une pathologie psychiatrique spécifique », lit-on. Elle doit plutôt être considérée comme un fait social total, inscrit dans une « niche écologique » (2) ce qui explique son visage particulièrement changeant.
Le rapport invite à faire la distinction entre les troubles mentaux généralisés (pathologies psychiatriques nosographiques incontestables) et les troubles mentaux non généralisés ou les difficultés d'adaptation psychosociale.
Les troubles mentaux généralisés ne concernent qu'une partie très marginale des radicalisés observe la FFP, et ne sauraient expliquer à eux seuls la radicalisation, qui, le plus souvent, est inconsistante. « Elle est l'apparence que prend le délire, qui se conforme aux hantises du moment, explique le Pr Botbol. Même quand certains tiennent des propos à connotation religieuse, cela ne s'inscrit pas dans un processus de radicalisation (...) Il y a des gens qui peuvent passer à l’acte en criant Allahou Akbar sans être djihadistes », lit-on encore. La pathologie peut désinhiber le patient, mais elle altère aussi le rapport à la réalité… rendant peu probable l'association de malfaiteurs à visée terroriste.
Les troubles mentaux non généralisés (dépression, troubles de la personnalité, de la conduite, troubles anxieux, TDAH) se retrouvent, eux, chez les radicalisés de tout niveau. Mais comme un facteur de risque parmi d'autres. « Il serait abusif de considérer la lutte contre ces facteurs psychologiques, démographiques ou sociologiques, comme un mode d'action préventif contre les risques liés à la radicalisation », même si prendre en charge des jeunes peut les prémunir contre certains risques. Encore faut-il qu'ils rencontrent d'une manière ou d'une autre le système de soins !
Que faire ?
Plus largement, les psychiatres réfutent tout rôle dans la prévention d'une éventuelle criminalité. Ils dénoncent d'ailleurs les décisions erronées du politique fondées sur des amalgames. Ainsi de la création du fichier hospyweb, qui permet aux autorités de consulter des données à caractère personnel de patients suivis en soins sans consentement et de les croiser avec le Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). « Ce n'est pas chez ces patients qu'on trouvera des fichés S », s'insurge le Pr Botbol.
Le pédopsychiatre regrette aussi que la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) concentre ses mesures de prévention de la radicalisation sur des « idéalistes utopistes » (des jeunes plutôt cultivés, politisés, primodélinquants, que les familles vont signaler). L'analyse de la littérature laisse penser que ceux qui ont le plus de risque de passer à l'acte ne sont pas les plus idéologisés, mais plutôt des jeunes défavorisés au passif délinquant, en quête d'identification à un groupe.
En matière d'accompagnement, la FFP considère qu'il faut soigner les troubles mentaux généralisés d'un patient désigné comme radicalisé. Et soutenir les équipes pour que leur intervention ne soit pas perturbée par des considérations sécuritaires. En dehors de ces pathologies, la psychiatrie peut intervenir dans les programmes de suivi des personnes, mais à la marge, aux côtés d'autres interventions éducatives, sociologiques, familiales…
Aider à comprendre
Enfin, la FFP considère que la psychiatrie a un rôle crucial pour aider à comprendre les processus psychopathologiques de la radicalisation, ou « ce qui se passe dans la tête d'une personne radicalisée » : réparation des difficultés de l'adolescence, problématiques identitaires, déséquilibre entre besoins narcissiques et réponses de l'environnement, déficit d'empathie (d'un point de vue cognitif). Sans oublier qu'« aucun de ces processus n'est pas spécifique à la radicalisation », qui doit être aussi éclairée par l'anthropologie et la sociologie.
(1) En août 2017, le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb souhaitait que les psychiatres soient « mobilisés pour parer à la menace terroriste ».
(2) Concept de Ian Hacking, désignant les conditions permettant à une épidémie sociale et psychologique d'éclore dans un espace culturel et historique donné, puis de s'éteindre.
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